Le droit de rever - hommage a gaston bachelard

Publié le 04 décembre 2010 par Abarguillet

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   1884 - 1962  
 
Philosophe atypique, Gaston Bachelard est avec Heidegger, l'un des derniers de ces rêveurs qui partirent à la découverte des origines et des pouvoirs du langage, sans se croire, pour autant, autorisés à légiférer à propos de l'impalpable, de l'invérifiable. Sans nier que des structures fondamentales pussent sous-tendre et articuler le réel, ils étaient de ceux qui accordaient à l'intuition, à l'affectivité, aux sens, leur part d'initiative. Il semblait à ces philosophes que parler de la vie pouvait se faire à l'intérieur de la vie. "Il est vrai que les chemins où nous convie Bachelard sont davantage remplis de mûres, de papillons, de lueurs furtives, écrit Gil Jouannard, que d'éclatantes vérités vérifiables par la théorie ... Mais la poésie aide à bien respirer, et cela nous ouvre un grand appétit. La lecture de Bachelard est une lecture de gourmands, pour gourmands." Aussi laissons-nous emporter par ses mots. C'est alors tout un monde qui nous hèle, nous tire à grand effort vers des sommets défendus par des ronces. Des éclairs surgissent, des lueurs se discernent à peine, des pistes s'ébauchent à travers une végétation qui aussitôt les réabsorbe, ne leur octroie que la mesure du désir inassouvi.

    LA SOLITUDE - LA NUIT -

"J'irai donc ce soir méditer sur ma terrasse, j'irai voir travailler la nuit, je me donnerai tout entier à ses formes enveloppantes, à ses voiles, à l'insidieuse matière qui comble tous les angles. J'essaierai de sentir une à une les heures de cet automne, ces heures encore actives pour mûrir le fruit, mais qui perdent peu à peu la force de défendre les feuilles qui quittent l'arbre. Ces heures, elles sont vie et mort, ensemble.
Une feuille qui tombe dans la nuit, est-ce un souvenir qui veut l'oubli ? Vouloir l'oubli, c'est la manière la plus aiguë de se souvenir. Une petite souffrance que l'on détache comme une feuille fanée, est-ce vraiment la preuve que le coeur s'apaise ? Au niveau du tilleul qui caresse la terrasse, près du murmure des branches, j'oublie ma tâche humaine et les soucis du jour ; je sens se formuler en moi la méditation oublieuse, une méditation qui laisse envahir les objets par la brume, qui, dans la nuit, se désintéresse de ses exemples. Suis-je heureux de voir l'univers se simplifier ? Suis-je heureux d'être moins près de mes images, plus isolé par une vision feutrée, plus seul ? Suis-je heureux d'être seul dans l'automne de ma vie?... La solitude dans le monde est tout de suite une vieillesse d'âge.
(...)
Je croirai donc ce soir au repos des choses dans la nuit. Je donnerai mon bonheur et ma paix à cet univers simple et tranquille. Mais, tandis que je rêve si doucement, quelques souffles réveillent une peine endormie. Vais-je douter avec ma peine, comme un coeur cartésien, en donnant à un regret perdu un sens universel ? O coeur, défends ta paix ! ô nuit, défends ta certitude !
Mais où travaille-t-il donc, ce doute qui vient de sourdre ? D'où sort-elle, cette voix qui, du fond de la nuit, murmure posément : Pour tout cet univers, tu n'es qu'un étranger !
(...)
Voici que je doute au-dessous même du minimum de doute, en un doute informulé, en un doute inconscient, matériel, filtrant, qui trouble une matière tranquille. La nuit noire n'est plus clairement noire. La solitude, en moi, s'agite. La nuit te refuse sa solitude évidente. Tu es repris par un chagrin ancien, tu reprends conscience de ta solitude humaine, une solitude qui veut marquer d'un signe ineffaçable un être qui sait changer. Tu croyais rêver et tu te souviens. Tu es seul. Tu as été seul. Tu seras seul. La solitude est ta durée. Ta solitude est ta mort même qui dure dans ta vie, sous ta vie.
(...)
...Oui, cet arbre, ce tilleul frémissant est plein de branches, plein de feuilles, encore vivantes - et pas une pour toi ! Pour qu'une seule de ses feuilles soit pour toi, il faudrait qu'un être humain la cueille et te la donne. Tout don vient d'un tu. Le monde entier sans un tu ne peut rien donner. Les souffles du soir passent sur toi. Tu es seul, seul dans la nuit noire.
L'âme romantique en moi ne va-t-elle pas se détendre ? Quand les images s'éteignent, on entend si facilement un monde de murmures ! Cette nuit a aussi des voix charnelles. Comment ne pas entendre dans les jardins voisins tous ces bruits d'ailes, l'amour des oiseaux de la nuit ?
(...)
 La preuve de ta solitude vient en cette heure où tu communies avec la paix des choses en une nuit paisible. Elle tient en cet instant subtil, cruel, net comme l'absurde - une flèche ! - où l'ondulation de la solitude heureuse et de la solitude malheureuse... Le coeur le plus tranquille devant la nuit la plus indifférente vient de creuser son abîme. Pour rien, sur rien, en mon coeur apaisé, le petit mot de la solitude, le mot seul vient de virer d'humeur. Ils sont rares, mais combien humains ! les mots dont la double sensibilité soit si nette, dont la valeur soit si fragile !
(...)
Voilà donc ton message de vie, ô pauvre songe creux ? Ton destin de philosophe est-il de trouver ta clarté dans tes contradictions intimes ? Es-tu condamné à définir ton être par ses hésitations, ses oscillations, ses incertitudes ? Dois-tu chercher ton guide et ton consolateur parmi les ombres de la nuit ?

  Gaston BACHELARD  ( Le droit de rêver )

Site intéressant à consulter sur la poésie :
  http://cafe.rapidus.net/anddoyon/reflex.html