Damnatio memoriae

Publié le 14 janvier 2008 par Marc Lenot

Ce sont des photos de la fin du 19ème siècle, photos d’apparat et photos intimes, généraux, ecclésiastiques, femmes du monde et charmants poupons, toutes ces photos qui témoignent d’une époque (belle) et de l’envie de se montrer sous ses meilleurs atours, portraits bourgeois avant la démocratisation de la photo, rivale de la peinture, pas encore ‘art moyen’. Ce sont des photos comme on en a tant vues, que ce soit à la BN, dans des albums de famille ou dans les expositions des petits musées d’histoire locale. Noires et blanches, tirant vers le sépia, elles sont partie intégrante de notre mémoire.

Mais ici, à la galerie Kamchatka (jusqu’au 18 Février), elles ne sont plus ces traces nostalgiques d’une histoire tirant à sa fin. Raphaël Denis les a prises à bras le corps, ces photos, il les a poinçonnées, déchirées, maculées, scarifiées, grattées, griffonnées, biffées, il a fait subir à leur matière même les derniers outrages, tailladant la gélatine, perforant le papier, crachant sur la pellicule, violant la photo. Et la galerie de portraits qui s’offre à nous dans cette galerie n’est guère réjouissante. C’est aux visages surtout qu’il s’attaque, vandale iconoclaste, éradicateur de mémoire. La mère à l’enfant (Duo d’onglets, série ‘les poules ont la vie dure’, 33/XL, en haut) n’a plus de tête, son enfant non plus, rageusement crayonné. Le général couvert de médailles, vieille baderne pleine de gloriole à la veille de la grande boucherie, est lui aussi annihilé, renvoyé au néant (Madame la Marquise, série ‘à force de ressusciter’, 20/XXXI). Et, autour des personnages, tout est décomposé, purulent, décrépit, le monde aussi s’effondre, tremblant sur ses bases.

On peut retrouver là la rage d’un Arnulf Rainer crayonnant presque en transes ses propres photos ou celles des ‘outsiders’ dont il collectionne l’art. J’ai surtout pensé à ce film de Peter Tcherkassky, ‘Outer space’, où, reprenant une scène de viol par un extra-terrestre dans un film fantastique américain, l’artiste triture, griffe, déchire, brûle physiquement la pellicule, traduisant dans le support la violence même de l’histoire.

De cette image d’un jeune couple tranquille, Raphaël Denis fait une scène d’horreur: elle a la gorge perforée par un projectile, l’impact sur l’image dessine un soleil noir rayonnant, du sang noir a coulé partout, des humeurs blanches ont tout éclaboussé (Deux pas en arrière, série ‘les aïeux’, 10/XII). Toutes ces photos, cruellement marquées par cette négation sadique d’un monde révolu, cernées par ce hurlement sur l’histoire, en acquièrent une dimension étrange : c’est comme si, malgré tout, les personnages, désormais dépouillés de tout, annihilés, revivaient, restaient présents. Celui-ci, qui n’a plus d’yeux, plus de crâne, plus de bras, mangés par l’ombre, est encore un témoin, un annonciateur, un héraut de malheurs plus grands encore (Du plomb dans la tête, série ‘à force de ressusciter’, 27/XXXI). Est-il si différent d’une des gueules cassées de Ernst Friedrich, elles bien réelles ? D’ailleurs, n’est ce pas cette tragédie là que l’ironie grinçante et de mauvais goût des titres nous annonce ? 

Photos courtoisie de l’artiste et de sa galerie.