Prononcé second, de Marie-louise Chapelle (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Qui prononce, sinon le Livre ? Et qu’est-ce qui est prononcé, excepté le Livre ? Le recueil de Marie-louise Chapelle murmure une réponse à ce double questionnement qui redécouvre selon d’autres perspectives l’énigme du poème, ensemble fragile trouvant un équilibre entre sons et sens, entre voix et trace, entre musique et silence. Le murmure comme art poétique, et comme plan, ou mise en ordre du recueil puisque « Second » est aussi le titre de l’ultime et brève section de cet ouvrage. 
Le titre pose un énoncé grammaticalement incertain. Ce qui est prononcé est second par rapport à l’écriture : celle, contemporaine bien sûr, du poète mais surtout celle de tous les fantômes qui ont accompagné l’écriture prononcée des poèmes. Liste des fantômes que Marie-louise Chapelle salue : « je remercie Pierre Jean Jouve, Charles Cros, Gérard de Nerval, Robert Desnos, Charles d’Orléans, Mir Bernat, Stéphane Mallarmé, Étienne Jodelle, Arthur Rimbaud et Jean Tortel ». Fantômes en compagnie desquels, pour lesquels, contre lesquels elle écrit, spectres pour certains incarnés puisque deux ensembles sont respectivement dédiés à Jean Daive et Emilio Arauxo.  
 
Titre musicalement incertain, car le terme « second » assourdit la consonne centrale « c » en un [g] presqu’atone. Qu’est-ce que cette vibration sonore, ce glissement, cette improvisation résonnante nous disent de la langue ? La prononciation nous révèle-t-elle quelque chose du fonctionnement des mots, et de leur possibilité de maintenir l’écart avec la loi, la règle, la norme, l’habitude ? Prononciation ici découpée et désarticulée comme le prouve le choix d’une graphie mettant à l’écart certaines syllabes : « l’intonati-on » écrit Marie-louise Chapelle. Prononciation hypothétique de certaines lettres au travers desquelles un souffle aléatoire dérobe quelques secrets au silence : « Allah  Allah  l  l  h  athlète ». Le tiret peut isoler tout en l’étirant un son, de même que le « c » de « second » cache un phonème invisible qui pourtant surgit à la lecture : « À décimer la vue découper lieu/Lexique autant abasourdi trouvé un/Son soudain à la surface seul un son/Familier. Pour la commodité, l’œil/Voit ; et qu’il imposait un dégagement./Et l’œil ouvrait où l’enveloppe un nom sans/Distinguer le sol que l’apparition change. ». Et si justement, en poésie, on essayait de prononcer « se[k]ond » dans un souffle coupant qui ferait de ce bibelot sonore un tout autre signe ? Et si on tendait vers la limite de ce qui est prononçable, audible, convenable ? Certains vers se réduisent au minimum : une lettre, presque exclue, se maintient pourtant, et résiste à l’anéantissement. De telles pages ne peuvent bien entendu être reproduites dans une note comme celle-ci. Hors de leur support, loin de leur environnement sonore et visuel, en dehors du livre, la magie sous tension qui enveloppe l’exposition des signes ne fonctionne plus1.   
Titre sémantiquement incertain, enfin. « Second » apparaît presque comme un terme coupé, mutilé, absorbé par une prononciation qui le fait, en partie, disparaître. Ainsi on peut avoir envie de prolonger ce « second » en « secondaire », « secondé », « seconde ». Prononcé secondaire, c’est-à-dire dans l’ordre de l’après-coup, comme si la mise en voix était une issue elle-même incertaine, un cheminement conjectural dépendant de l’interprétation d’un corps, du rythme de sa respiration, de son degré de concentration. Prononcé secondé : cette fois le souffle soutient l’expérience, l’entoure, l’admet dans un protocole où la sensualité rencontre enfin le réel. Prononcé seconde : il est aussi question d’un tempo, d’une vitesse, ou au contraire d’une lenteur. Le poème a-t-il une unité de temps ? La page recouvre-t-elle une pulsation temporelle ? La seconde extorque-t-elle à la fuite instantanée ce dont le souffle a besoin pour mettre en pratique une voix jusque-là intériorisée ? 
Terme incertain, « second » se décline, au sein du livre, en échos gémellaires. Ainsi le deux s’impose en caractère romain (« Section Lucrèce II »), en chiffre arabe (2) ; il se prolonge avec l’apparition d’un « double », tandis que le dernier poème s’intitule « second ». Le duo, l’autre, l’entre-deux sont sans doute des motifs qui décrivent la solitude peuplée de celle qui compose puis teste la prononciation intérieure des voix de l’écrit. Qui prononce silencieusement, ou à tue-tête, avant d’écrire. Écrit la prononciation et invente le prononcement. Fait du livre le théâtre d’un prononcé dramatique, serré, décalé. « Prononcé », lui, se poursuit en un « Dit » qui réactive le titre jusqu’à une renaissance — « Dit naissance »  — s’actualisant dans une parole mentalement saccagée. Ainsi les objets verbaux prononcés ou, au contraire, mis à l’écart de la prononciation, comme si le souffle était, un moment, au repos, énoncent des temps et des temporalités de langage variables. « Second » est à lire et à entendre comme des propositions de voyage choisissant de fixer l’intensité de certaines exceptions littéraires, littérales. C’est à l’intérieur de la prononciation que le prononcé tente d’exhiber l’impossible qui lui est propre.  
 
Parmi toutes les pulsions verbales innervant ces poèmes, retenons celles qui condensent le sonnet et déchirent, par exemple, les blancs qui traditionnellement l’encadrent. Sa recomposition permet de régler ces dettes dont les échéances  confondent la nécessité d’écrire. Le poète doit « apporter de la littérature » et rendre des comptes, en mots. Il s’inscrit, à son tour, dans la lignée de ceux qui empruntent pour mieux donner, avec une énergie surconcentrée. « Nègre » et masqué, caché derrière le langage, il trace la voie d’une transmission, la métamorphose et la renaissance du verbe, cadré dans des formes d’autant plus précieuses qu’elles intensifient le rayonnement sémantique de mots a priori transparents. C’est le cas des sonnets compacts et resserrés qui déploient, avec une grande rigueur, certains des sens contenus dans cette série de vocables familiers : « moine », « évident », « louche », « aube » témoignent du poids quelquefois effervescent des signifiés. Sonnets au contraire pulvérisés dans les poèmes qui suivent : une explosion a eu lieu, et la langue se trouve dans un état second. Elle a perdu l’ordre, la conscience et la maîtrise, et se soustrait au monde comme aux choses. Il ne reste que des éclats d’alphabets, des propositions interrompues, et l’écart, désormais irréductible, entre les mots et les choses, qu’aucune prononciation ne peut panser. La langue traverse malgré tout la page, séparée d’elle-même par une crise qui ne dit plus son nom, mais qui persiste, et signe. Certaines lettres glissent et disparaissent, modulant l’équivoque et déjouant l’interprétation. La pliure du Livre fait office de miroir dans lequel les mots deviennent les images déformées des autres, et les mirages que notre lecture tient éveillés : de « gloire » à « glaire », de « voie » à « noie », de « rive » à « rire », d’« unique » à « nuque », la prononciation seconde calibre l’écho en s’accordant l’intensité du vertige.  
 
Anne Malaprade 
Marie-louise Chapelle, Prononcé second, Flammarion, 2010  
 
[1]. On pense par exemple à la page 46 du livre qui fait léviter la lettre « d » entre « Babel » et « deuil ».