Du théâtre baroque au cinéma

Publié le 13 décembre 2010 par Les Lettres Françaises

Du théâtre baroque au cinéma

Conversation avec Eugène Green

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Le cinéma d’Eugène Green s’est construit dans un rapport étroit avec ses recherches sur la parole baroque en construisant un système d’équivalence entre ces deux formes d’art. Pour le cinéaste, la captation de la réalité par la caméra correspond en effet aux mots qui désignent habituellement un élément du monde matériel. La fiction qui permet l’incarnation de la parole s’apparente à la déclamation sans laquelle un texte baroque ne peut exister, et la technique du montage révèle une part de l’invisible du monde, tout comme la parole baroque entend constituer un lieu de rencontre entre l’humain et le sacré. Depuis une adaptation très libre de la première Éducation sentimentale de Flaubert, Toutes les nuits, en 2001, le réalisateur s’est intéressé dans son oeuvre filmée à la représentation cinématographique de la parole. Il poursuit cette quête avec la Religieuse portugaise (2009), film qui vient d’être édité en DVD et dans lequel il dépayse son cinéma afin d’accompagner la recherche sentimentale et spirituelle de son héroïne.

Comment êtes-vous passé du théâtre baroque au cinéma ?

Eugène Green. Il s’agit du même parcours. J’avais commencé à faire des recherches sur le théâtre baroque car le théâtre que je voyais autour de moi ne m’intéressait pas, je le trouvais antithéâtral. Pour moi, le théâtre est toujours fondé sur des conventions, sur l’acceptation des deux côtés de la rampe de la feinte, de la fausseté de la représentation. Quand je suis arrivé en France, juste après 1968, le théâtre était essentiellement politique, mais le style de jeu était complètement hystérique : les acteurs se jetaient sur le parterre en poussant des cris. Au même moment, j’ai découvert le théâtre baroque français par la lecture. Ces pièces me semblaient très belles et me touchaient beaucoup, mais lorsque j’allais les voir, je ne les comprenais plus. À la Comédie-Française, elles étaient encore jouées dans le style « bon goût bourgeois des années cinquante », mais c’était comme partout : horrible ! Les versions modernes ne valaient pas mieux. J’ai alors décidé de faire autre chose. Parallèlement, je m’intéressais à la musique : il commençait à y avoir une petite mode, chez les interprètes de musique ancienne, qui reposait sur l’envie de rendre cette musique jeune et contemporaine en la jouant telle qu’elle l’était à l’époque de sa composition. J’ai tenté de faire la même chose pour le théâtre, mais en allant beaucoup plus loin. C’était une recherche avant tout personnelle : j’ai découvert dans l’époque baroque des choses qui correspondaient à des problèmes existentiels que je me posais alors et j’ai trouvé les prémices d’une solution : c’est ce que j’ai appelé l’oxymore baroque.

Comment la définiriez-vous ?

Eugène Green. Cette figure rhétorique, fort appréciée à l’époque baroque, consiste à réunir deux termes que la raison tient pour contraires et exclusifs afin d’exprimer quelque chose qui dépasse la raison. Je pense que l’homme baroque a vécu dans cet oxymore jusqu’au début du XVIIIe siècle où les choses ont basculé à nouveau : les hommes et les femmes ont alors essayé d’évacuer toute une part de leur spiritualité et la raison est devenue une sorte de divinité absolue qui mène ensuite à la société du XIXe siècle.

Est-ce que vous avez déjà pensé filmer du théâtre ?

Eugène Green. J’ai écrit un jour, à propos de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, que certains grands cinéastes ont utilisé la théâtralité pour la filmer cinématographiquement ; moi, je n’arrive pas à le faire. Le film de Dreyer que je préfère, le seul que j’aime vraiment entièrement, complètement, c’est Gertrud, et c’est une pièce de théâtre filmée. Mais le film n’est plus du tout du théâtre, c’est vraiment du cinéma qui utilise la théâtralité comme moi j’utilise une forme d’antithéâtralité, c’est-à-dire que cette théâtralité supprime finalement toute psychologie : le jeu des acteurs est trop faux pour être psychologiquement juste et crédible, et il y a quelque chose de plus profond qui sort d’eux, notamment grâce au cadre et à la façon de filmer.

Quelle place donnez-vous alors au théâtre dans vos films ?

Eugène Green. Ces deux arts ont pour moi une base commune, le désir de faire vivre la parole, mais j’essaie de laisser à chacun sa spécificité. Dans le théâtre, je le fais directement en assumant une feinte absolue, tandis qu’au cinéma, la parole est simplement un accessoire. Je reconnais volontiers que certains cinéastes qui n’utilisent pas la parole n’en sont pas moins de très bons cinéastes. J’ai néanmoins choisi, avec mon cinéma, de l’utiliser abondamment, mais différemment qu’au théâtre ou que dans la littérature : au cinéma, la valeur de la parole n’est pas en elle-même mais dans ce qu’elle provoque chez l’être qui la profère. Au théâtre, je cherche une extériorisation maximale de l’énergie ; au cinéma, une intériorisation. C’est pour cela que je demande aux acteurs de cinéma de se parler comme s’ils se parlaient à eux-mêmes, afin d’effacer tout effet de rhétorique. Dès qu’on commence à parler à quelqu’un, comme je le fais en ce moment, on cherche en effet à faire de la rhétorique puisqu’on cherche à convaincre. Ça ne veut pas dire que je ne crois pas à ce que je vous dis, mais que mon intellect travaille sans cesse ; au cinéma, je ne veux pas que l’intellect travaille. En général, l’intelligence de mes acteurs fonctionne en amont ; lorsqu’ils sont devant la caméra, je ne souhaite pas qu’elle intervienne, je veux juste l’intériorité qui est en deçà.

Entretien réalisé par José Moure et Gaël Pasquier, à Paris, juin 2010.

Décembre 2010 – N°77