Harraga : La nouvelle vague

Publié le 17 décembre 2010 par Amroune Layachi

Harraga : La nouvelle vague

Dans la région oranaise, les jeunes candidats à la harga innovent en matière d’organisation. Ils sont passés des démarches individualistes à des approches collectives. Alors que le plus grand procès de harraga jamais instruit en Algérie s’est tenu lundi à Aïn Turck, El Watan Week-end a enquêté auprès des clandestins de la mer et des passeurs.

Oran et Mostaganem
de notre envoyée

S’ils étaient auparavant livrés à quelques passeurs, seuls détenteurs de la clé du départ, les aventuriers de la mer s’organisent autrement à présent. Les réseaux des harraga deviennent plus fluides et l’activité s’est bien structurée depuis. Des groupes se forment, achètent leur propre matériel et adoptent un guide, la plupart du temps lui-même harrag ayant quelques connaissances faciles à acquérir pour tenter l’aventure, mais pas forcément la réussir. Ils guettent les gardes-côtes, surveillent la météo et se documentent sur tout ce qui peut leur permettre de rejoindre l’Espagne. Ils ont le choix pour les points de départ : Saint Germain, la Madrague et autres plages de Aïn Turk, encore plus à l’ouest, de Bouzedjar, ou carrément d’Oran, de Canastel.

La côte est n’est pas négligée, puisque l’on part aussi de Stidia et des plages de Mostaganem : Salamandre, les Sablettes, Sidi Lakhdar. Les jeunes ont bien pris les choses en main, seuls. Ils en parlent avec précision et pragmatisme quand ils ne sont pas devant le juge. 8 décembre, fête du Mouharram. Le calme règne dans les villes et villages et le soleil éclaire les côtes oranaises. Une journée de repos, mais pas pour tous. Derniers préparatifs et derniers coups de téléphone avant le départ à la tombée de la nuit. Des au revoir émouvants pour certains et presque routiniers pour d’autres. Ils sont environ 200 à guetter le silence de la  nuit pour prendre la mer. Les plus chanceux disparaîtront dans les eaux jusqu’à arriver aux côtes espagnoles. Pour les autres : cinq embarcations contenant 109 harraga sont interceptées par la Marine nationale. Cinq jours plus tard, s’ouvre à Aïn Turck, (daïra située à 20 km d’Oran) le plus grand procès de harraga jamais instruit en Algérie. La comparution s’étale sur deux jours.

60 000 DA d’amende

Au premier jour, 69 harraga passent devant le juge. Le tribunal est tellement saturé de familles et amis que les portes sont vite fermées. Le lendemain, la salle n’est plus qu’à moitié pleine pour les 40 restants. Du silence. De l’austérité certes, pourtant l’affaire est traitée avec une extrême banalité. Les accusés défilent, sans avocats, déclinent leur identité, têtes baissées et les mains derrière le dos par groupes de vingt. Le juge pose quelques questions auxquelles ils ne répondent que vaguement. Puis promettent tour à tour de ne jamais recommencer. La sentence tombe : acquittement pour tous, amende de 60 000 en moyenne, jusqu’à 80 000 DA pour les récidivistes.

La vie peut reprendre son cours. Ce procès est certes impressionnant par le nombre de harraga jugés dans le même temps, mais dans le fond, l’événement n’en est pas un. Ces dernières semaines, dans la région, les cas de disparus en mer, des harraga arrivés sains et sauf à destination et ceux interceptés ont de quoi faire l’actualité. A la veille de l’Aïd dernier, 198 harraga ont pris le départ de Mostaganem, ce qui a entraîné des arrestations, des disparus et des chanceux encore une fois. Il y a seulement quelques jours, 60 autres harraga ont été interceptés à Mostaganem.

Le phénomène perdure et se banalise pendant que des jeunes venant de toutes les régions du pays tentent leur chance dès qu’une accalmie météo pointe et s’organisent de mieux en mieux. Ils sont jugés certes, malmenés aussi lors de leur arrestation, mais ils savent que la justice ne peut rien contre eux. Elle pourrait pourtant, puisque l’article 175 bis 2 «sortie du territoire sans autorisation» prévoit des peines d’emprisonnement ferme. «Les condamner au vu des motivations qui les poussent au départ serait cruel, reconnaît un avocat qui a assisté au procès. D’autant qu’on les comprend un peu…»

Liberta

Saâd, jeune Oranais, qui a tenté plusieurs fois la traversée sans succès, montre sur son portable une vidéo tournée par ses amis en mer, qu’ils ont pris soin de lui envoyer une fois arrivés en Espagne. Des jeunes qui, une fois côtes espagnoles abordées, chantent en chœur pour fêter l’événement. «Cette vidéo a de quoi motiver ! Ils ont réussi et je les rejoindrai bientôt inchallah»,
jure-t-il. Saâd se raccroche à cette image de liesse et aux récits alléchants que lui font ceux qui sont déjà là-bas. Bien sûr, qu’il la fera cette fameuse traversée qui, en dix à vingt heures, peut le propulser vers une autre réalité : «Dès qu’ils sont interceptés par les gardes-côtes espagnols, ils sont très bien pris en charge dans un des trois centres de détention pendant soixante jours, puis ils obtiennent dans le meilleur des cas la carte Liberta, soit par les autorités espagnoles, soit par le consul d’Algérie qui possède un quota. Cette carte permet d’être en situation régulière pendant trois ans, le temps de se trouver un travail décent ou de rejoindre la France.»

Saâd est confiant, et il y a de quoi. Le désespoir n’est pas de mise quand on connaît toute leur nouvelle organisation. Ils sont, au contraire, pleins d’espoir et de vie. Leurs familles, quant à elles, le vivent tout autrement. Zhor raconte que depuis que son fils unique parle de départ imminent, et suite aux échos de disparus en mer dans le voisinage, on ne sert plus de poisson à table. «On raconte cruellement qu’il y a quelques mois, les crevettes pêchées dans les environs étaient trop grosses parce qu’elles se nourrissaient des dépouilles des harraga perdus en mer. Il y a un mois, nos voisins ont perdu leurs enfants.

Durant une semaine, plusieurs tentes ont été placées à l’entrée de leurs maisons pour indiquer le deuil selon la tradition des personnes mortes en mer. Ce sont des images qui me hantent, mais mes angoisses ne lui feront pas changer d’avis, d’autant que mon fils a le soutien de son père.» Saâd, en parlant de sa mère, confiera que «ses angoisses sont légitimes, mais la joie qu’on peut leur apporter une fois qu’on sera là-bas effacera tout.»

Témoignage :

-Boulahia : Le passeur des passeurs

A Oran, un parrain de la harga se démarque des autres. Il gère ses réseaux avec discrétion et propose des départs, assurés, à 120 000 DA. Signe particulier : il organise une dizaine de traversées par an, à raison de vingt personnes dans chaque embarcation même s’il ne met jamais les pieds dans l’eau. Il a ses guides (passeurs) et ses contacts, et a réussi jusque-là à rester anonyme. Il se fait appeler Boulahia, en référence à sa barbe. Villa à deux étages, voitures de luxe et contacts influents, Boulahia trie ses candidats sur le volet. Il n’accepte que les têtes qui lui reviennent même s’il travaille par téléphone. Ses tarifs sont les plus chers dans la région.

Un personnage qui, dit-on, s’est beaucoup enrichi grâce à ces activités, mais qui reste difficile à identifier. Les harraga le protègent, car ils ont besoin de lui. «Chari trig», dit-on en oranais (il achète la route maritime menant vers l’Espagne), il aurait ses relais au sein même de la marine. Ses guides assurent le trajet jusqu’en Espagne et une fois là-bas, ils se présentent aux autorités espagnoles en exprimant leur désir de retour. On leur paye leurs billets et ils reviennent au bercail pour reprendre leurs activités en toute tranquillité.
-Djilali L’homme de l’ombre
Un homme organisé et strict. Il exige la discrétion et ne se montre que le jour J. Il fouille soigneusement ses passagers, leur explique un à un que «lebhar ihab ssfa» (la mer aime la pureté, pas d’alcool ni de psychotropes, que les jeunes prennent souvent pour avoir moins peur). Pas d’armes blanches non plus, à part la sienne. «Vous devez être calmes, dociles, silencieux et vous abstenir de fumer pour ne pas attirer l’attention des gardes-côtes, les braises se voient de loin la nuit», prévient-il, sur un ton toujours sévère. Djilali fait partie des 109 harraga jugés lundi dernier à Aïn Turk. Comme ses compagnons de voyage, il a, lui aussi, affirmé au juge que le passeur qui a permis la traversée de la semaine dernière était un homme appelé Djilali et dont il ne connaît pas l’identité.

Sauf que Djilali n’est autre que lui-même et que ce n’est bien sûr pas son vrai prénom. Mais c’est la règle, avant de partir, tout le monde promet de ne pas le dénoncer et décide à l’avance d’un prénom. Djilali, 35 ans, assure la traversée une fois par an depuis cinq ans. Père de famille aux fins de mois difficiles, sa connaissance de la mer lui permet ainsi de mieux gagner sa vie. Le tiers de la somme fixée lui est toujours remise deux jours avant le départ et le reste la veille. Il a l’habitude d’acheter son propre matériel qu’il rentabilise en faisant payer à chacun de ses harraga la somme de 100 000 DA. Mais cette année, il a préféré procéder autrement.

Cette fois-ci, sa boussole en main, il n’a fait qu’assurer la traversée en mer à raison de 150 000 DA sans prendre en charge le matériel nécessaire, ni l’organisation. Il n’a même pas décidé de la date de départ. Cette première arrestation lui donne certes à réfléchir, mais il ne compte pas s’arrêter là, pour autant.
-Hamza Harrag récidiviste en passe  de devenir guide
Le regard inquiet et scrutateur, Hamza hésite longtemps avant de se décider à se confier. En dire trop peut le compromettre. Il accepte finalement que son témoignage paraisse si sa traversée réussit. C’est le cas. Hamza se présente avec réticence : 38 ans, chômeur qui vivote depuis trop longtemps à Mostaganem. Sa première expérience d’émigration clandestine remonte à 1997. A l’époque et jusqu’à 2001, toute son attention est braquée sur les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc, vers lesquelles il a tenté sept fois l’expérience, à chaque fois, soldée par un échec. Il réussit également à s’introduire dans un bateau en partance vers l’Espagne, mais se fait attraper. Il écope de deux mois de prison ferme et d’une amende de 2000 DA.

A sa sortie, le périple continue. Il s’en remet à un passeur de sa région, il y a deux ans, qui, en pleine mer, prend peur lors d’une tempête. «Il pleurait, tremblait, j’étais choqué par son manque d’efficacité face au danger. On a heureusement été secourus par les gardes-côtes.» Quelques mois plus tard, Hamza rencontre un guide beaucoup plus convaincant, mais celui-ci finit par changer d’avis à la dernière minute. Hamza, au vu de toute l’expérience acquise, décide alors de prendre les choses en main. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Son réseau s’est tissé et toutes les connaissances qu’il a acquises à force de persévérance serviront. «Mon plan est enfin ficelé et mon départ imminent», racontait-il y a quelques jours. Il fait, à présent, partie des chanceux de la mer.
-Amine, une harga à durée déterminée

«Jamais deux sans trois» est une expression qui ne s’applique pas au cas de Amine. Il s’est fait prendre deux fois, la troisième a quand même été la bonne. Il a réussi sa traversée en septembre 2009, à partir du rivage de Cheaibia à Mostaganem, après avoir essuyé deux refus successifs à ses demandes de visa touristique. Dix-neuf heures de patience à bord d’un «botti» comme les Oranais se plaisent à appeler leurs embarcations, avant d’arriver à Barcelone. «Une fois arrivé là-bas, c’était l’explosion de joie avec mes compagnons. On a été très bien pris en charge dans le centre puis on m’a attribué la fameuse carte Liberta d’une validité de deux ans.» Amine a tout de suite pris le départ vers la France avec l’aide de la Croix Rouge qui lui a même assuré le transport jusqu’à Paris.

Une fois dans la capitale française, il a travaillé au noir pendant six mois, il s’est loué un appartement, mais la vie là-bas ne l’a pas pour autant convaincu. Il a donc décidé délibérément de rentrer. «J’ai pris un billet et je suis rentré, évidemment j’avais gagné assez d’argent pour pouvoir relancer mes affaires à Mostaganem», raconte-t-il. Pourquoi autant d’acharnement et de prises de risques pour finir par revenir au bercail ? «C’était peut-être tout simplement pour assouvir une soif de partir, détruire l’interdit et voir ailleurs pour m’enrichir, mais maintenant je n’y pense plus, du moins pour l’instant.»
-Halim Harrag collectiviste

C’est sa deuxième expérience de harga et certainement pas la dernière. Halim vient de quitter la prison El Kasbah d’Oran et ne semble pas traumatisé par cette semaine passée dans les geôles. «On a été interceptés deux heures après avoir quitté le rivage de la Madrague à Aïn Turck, puis procédures de routine, secours des gardes- côtes, remarques désobligeantes des gendarmes, misère et épuisement en prison et enfin le procès et l’amende qu’on ne paiera jamais», raconte-t-il sur un ton presque moqueur. Il poursuit : «On s’est organisés avec les copains du quartier dont deux mineurs, et à dix-neuf, on a regroupé la somme de
1 700 000 DA. Je me suis moi-même déplacé à Cherchell avec quatre de mes copains pour acheter le moteur Yamaha de 60 chevaux à 680 000 DA et l’embarcation de 7 m à 100 000 DA, le GPS à 50 000 DA, le guide qui a assuré la traversée a été payé à 150 000 DA. On a fixé la date deux jours avant en suivant la météo sur Internet.»

Halim a 22 ans et est chômeur depuis quatre ans. Après une formation en informatique qu’il a suivie pour faire plaisir à ses parents, il a travaillé en tant que stagiaire pour une courte durée à raison de 3000 DA par mois. Une somme dérisoire certes, mais l’argent n’est pas sa seule motivation. C’est pour plus de liberté et de joie de vivre qu’il veut partir. Car, explique-t-il, «même si tu gagnes un salaire décent en Algérie, tu ne peux avoir un toit, aspirer au mariage et profiter de la vie qu’après trente ans de dur labeur et encore…»
-Adel Le désespoir du retour !

De tous les harraga rencontrés dans la région d’Oran, Adel est celui qui a le regard le plus sombre. Son obstination à vouloir quitter l’Algérie ne dénote pas de l’espoir comme pour les autres. Mais plutôt d’une question de survie, une nécessité pour combattre le renoncement. Il a 25 ans et dégage une forte lassitude, dans sa posture et dans les mots employés pour raconter son expérience : «Je suis parti en juillet 2009. Treize heures après avoir quitté le rivage de Stidia, on est arrivés en Espagne, et j’ai commencé une nouvelle vie, mais qui n’a pas duré longtemps. J’ai passé un mois à Barcelone puis je me suis dirigé vers la France. En Espagne, c’est difficile de trouver un emploi, la langue complique les choses et la solitude est pesante.

A Bordeaux, tout s’est bien passé. Je vendais des cigarettes, je me faisais jusqu’à 700 euros par jour. J’avais mon appartement, je sortais, vivais, profitais de ma jeunesse, pour moi, c’était la vie rêvée.» Mais le rêve n’a duré que huit mois. Intercepté par les autorités françaises, Adel n’a pu échapper à l’expulsion : «Quand on m’a ramené j’ai pleuré, j’étais désespéré !» Un retour au cauchemar insoutenable, à l’entendre en parler. A Mostaganem, Adel n’a presque rien. Se marier, avoir un bon salaire et s’amuser lui semblent hors de portée. Son quotidien se résume à un désœuvrement qui ne trouve d’autre issue que de retenter encore une fois l’expérience. «Je me suis tissé de nouveaux liens, et j’ai trouvé le moyen de me procurer de l’argent pour repartir et je suis décidé à ne m’arrêter que lorsque j’aurais réussi à atteindre mon but», confirme-t-il.

Les autorités espagnoles ne trouvent aucun écho en Algérie

En l’absence d’accords entre l’Espagne et l’Algérie pour le traitement de la question des harraga, les autorités espagnoles s’étonnent du silence algérien. Le problème se pose pour les harraga interceptés sur les côtes espagnoles, notamment les mineurs, mais aussi et surtout pour les cadavres non identifiés repêchés par leur marine.

Plusieurs représentants espagnols sur le sol algérien, qui ont souhaité gardé l’anonymat, expliquent : «Contrairement aux officiels marocains avec lesquels nous sommes en contact, en Algérie, nous n’avons aucun interlocuteur.

L’Espagne a même proposé d’installer un système d’ADN pour l’identification des dépouilles recueillies, mais l’Algérie n’a donné aucune suite à cette proposition.» L’Algérie, bien décidée à ne pas faire de ce problème une réalité officielle à prendre en charge, semble opter pour une banalisation du phénomène que la procédure juridique à la chaîne qui lui est associée illustre parfaitement.

Fella Bouredji
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