Nouelle

Publié le 18 décembre 2010 par Jlhuss

Jamais en retard d’une jérémiade, François Mauriac pleurnichait : « Noël, c’est la nuit où l’Occident s’empiffre ! » Il faut avoir l’aigreur d’un bourgeois bordelais peu sûr de la qualité de ses vins, aggravée par une propension au jansénisme mélancolique, pour tenter de gâcher ainsi l’allégresse qui doit régner quand on commémore la venue au monde du Sauveur des hommes. La Bourgogne de mon enfance n’avait pas de ces amertumes. Sûre de la bonté de ses crus plantés par les solides moines vignerons de Cîteaux, Cluny et Saint Germain, elle célébrait la naissance de Jésus par un bouquet de Noëls tous plus gais les uns que les autres. Ils avaient (et ils ont toujours) une odeur de paille fraîche, de vin chaud et de chocolat mousseux. Quand on les chantait, on oubliait tout ce que la vie pouvait avoir de morne pour ne plus penser qu’aux promesses de salut et de paix que, depuis deux mille ans, cette nuit est censée apporter à notre pauvre monde.

C’est donc avec une parfaite sérénité, que les habitants de la vallée de la Saône se mettaient les pieds sous la table pour un réveillon dont le menu, sans avoir rien d’imposé, devait tout de même présenter un minimum de consistance. En effet, ceux qui croyaient au ciel, assistaient à la messe de Minuit et à la longue veillée qui la précédait. Ces cérémonies se déroulant dans des monuments, historiques ou non, mais, en général, très mal chauffés, ils en revenaient, transis de froid et l’estomac dans les talons. Quant aux esprits forts qui attendaient les premiers (lesquels étaient  le plus souvent des premières) en jouant au tarot ou à la belote, ils n’étaient pas moins affamés. Rien ne creuse l’estomac comme l’émotion que procure un Petit mené au bout ou un capot infligé de main de maître à des adversaires réduits à l’impuissance par votre virtuosité. Chaque famille avait ses traditions, chez Chambolle c’était velouté de volaille, boudin grillé aux pommes et, pour finir, salade de fruits et cake. Le velouté était le triomphe d’une grand-mère qui ayant commencé dans la vie en allant servir les autres dès sa douzième année, s’était hissée au rang de cuisinière de maison bourgeoise, profession qu’elle avait abandonnée en se mariant, mais dont elle avait gardé de solides principes. Son velouté, elle en commençait la préparation en servant le dimanche qui précédait la fête, la poule au pot qui en constituait la base. Au retour de l’église, elle posait sur le feu la casserole de bouillon dégraissé et conservé au frais dans le garde-manger à treillis métallique, suspendu près de la fenêtre de l’évier. Dès que le liquide se mettait à bouillir, elle y jetait quelques cuillerées de tapioca puis elle liait le tout avec un mélange où la crème fraîche et les jaunes d’œufs entraient dans des proportions qui consterneraient n’importe lequel de nos modernes diététiciens. Dieu merci, Radio Luxembourg ne se croyait pas obligée de bêler aux oreilles de ses auditeurs qu’il fallait éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé, et ne pas oublier de faire de l’exercice. On avalait donc sans remords, son assiette de potage et, comme on aimait ça, on en redemandait. Après quoi, on dégustait un verre de Mercurey, (ça soigne tout, disait mon oncle) et on attendait la suite avec sérénité.
Elle ne se faisait pas attendre. Cinquante ans après, je salive encore en pensant au beau morceau de boudin noir et odorant, tout luisant de la fine graisse dans laquelle il  avait rissolé que Mémé posait dans mon assiette avec trois grandes cuillers de pommes tout juste assez acides pour l’accompagner. Ah, mes amis ! C’est alors que  les visages s’épanouissaient. L’oncle remplissait derechef les verres de Mercurey (ceux de la jeune classe en recevaient seulement une teinture) et l’on glorifiait le talent de NOS charcutiers  chalonnais qui, EUX, savaient faire un boudin d’une qualité que les déshérités, vivant à Beaune, Mâcon, Dijon ou, à fortiori, dans les contrées exotiques qui se trouvent de l’autre côté du Morvan, ne connaîtraient jamais. Fin finale : une salade de fruits, abondamment arrosée de rhum, dans laquelle, tant nous étions naïfs, nous nous étonnions de trouver, mélangés aux quartiers de pommes, de poires et d’orange, les grains du raisin conservé miraculeusement au grenier depuis l’automne et des rondelles des deux bananes achetées chez Pomona et qui venaient en bateau d’au-delà les mers. Le cake qui l’accompagnait, réalisé avec la crème du lait des petits-déjeuners, avait un goût inimitable et jamais imité. On trempait sa tranche dans le jus de la salade et l’on goûtait au paradis. Après quoi on allait se coucher pour permettre au Père Noël (auquel on avait, officiellement, cessé de croire) de ne pas oublier nos petits souliers. Sait-on jamais, on adressait, à tout hasard à l’idéal vieux bonhomme, un petit message mental, qu’il recevait parfaitement car, le lendemain matin, un cadeau était là et, miracle, c’était presque toujours celui qu’on attendait.
Pendant que la locomotive rouge entamait sur son modeste circuit le premier des innombrables tours qu’elle allait y parcourir avant que son ressort ne cède deux ans plus tard, la Mémé se remettait en cuisine. En effet, si le réveillon était placé sous le signe de la simplicité, pour le déjeuner de Noël c’était une autre affaire. Je dois prévenir les âmes sensibles, végétariens, amateurs de régimes et nutritionnistes pour journaux féminins qu’ils feraient bien d’éviter la lecture de ce qui va suivre. En effet, à fête exceptionnelle, repas extraordinaire qui devait viser la perfection étant donné que la famille au complet serait réunie autour de la grande table munie, pour l’occasion des rallonges spécialement fabriquées par le grand-père. Installation qui obligeait à repousser dans un coin le lit de jeune fille de ma tante.
Pendant que son gendre mettait au frais le Meursault, venu de chez le cousin de Corpeau avec un Volnay et un Pommard que cet homme de bien se procurait auprès d’amis à lui, ma grand-mère, au milieu de ses plats et de ses casseroles, préparait les éléments de son futur triomphe. La messe solennelle de la cathédrale à laquelle elle n’aurait manqué pour rien au monde, compliquait l’entreprise. Elle en venait pourtant à bout et, à la demie de midi, pas plus tôt ni plus tard, elle faisait asseoir tout son monde autour de la nappe blanche, repassée pour la circonstance par ma tante-marraine puis elle disait le bénédicité, en évitant, pour une fois, car Noël est la fête de la paix, de fusiller du regard les deux impies qui lui avaient volé ses filles. A la suite de quoi mon oncle décoiffait la terrine de lièvre qui trônait au milieu de la table pour la découper en tranches et Papa servait le Meursault. Des hochements de tête approbateurs accompagnaient les premières bouchées de ce chef d’œuvre de finesse (si vous voulez en avoir une idée, c’est très facile, l’oncle Chambolle vous en a donné la recette ). Ils étaient aussitôt suivis de quelques commentaires sur la bonté du Meursault. Les gourmands reprenaient une deuxième tranche (sourire en coin de Mémé) et on passait à la suite c’est-à-dire aux escargots.
J’en vois d’ici qui tordent le nez. C’est qu’ils n’ont jamais goûté aux escargots de ma grand-mère. Pour mettre les choses au point qu’il soit entendu une bonne fois pour toute que l’ail ne figure qu’à titre de soupçon dans le vrai beurre d’escargot.. Il n’est là que pour mettre en valeur les acteurs principaux,  lesquels se nomment échalote (grise de préférence), persil (plat cela vaut mieux) et beurre bien sur, ce dernier frais, parfumé, d’un beau jaune, bref sans reproche. Il faut aussi, par dessus tout ça,  un peu de poivre fin moulu et du sel (point trop n’en faut, mais pas assez serait une catastrophe). Quant aux escargots contentons nous de dire qu’ils avaient cuit (après un temps de jeûne obligatoire) dans un bouillon dont l’arôme me demeure inoubliable. Bien avant la démocratie participative, Mémé avait inventé la gastronomie participative. En conséquence, la jeune classe, dès qu’elle atteignait l’âge de raison, était associée à la préparation des coquilles : un petit lit de beurre au fond sur lequel on couchait confortablement le mollusque et, de nouveau, du beurre (pas plus haut que le bord mais surtout pas moins) et on disposait le tout dans les plats ad-hoc. Conservés dans le garde-manger, les escargots attendaient paisiblement le moment où, après un passage minuté dans le four de la cuisinière bois-charbon, ils paraîtraient sur la table, leur beurre bouillotant juste assez pour faire regipper la fraîcheur du Meursault. Il fallait avoir passé ses quinze ans pour être admis à la dégustation de ce nectar, mais le plaisir d’aller à la pêche aux escargots avec les minuscules fourchettes à deux dents sorties pour l’occasion, puis de saucer abondamment son pain dans le beurre suffisait à notre bonheur. Suivait un entracte pour débarrasser les plats, plonger les coquilles vides dans la bassine préparée à l’avance, changer les assiettes, liquider ce qui restait de Meursault et l’on pouvait enchaîner.
Paraissait alors l’oie de Maria. Maria et ma grand-mère étaient sœurs de communion. Manque de moyens ou absence d’artiste à La Chaux (Saône et Loire), il n’existait d’elles aucun de ces clichés sépias où l’on voit deux gamines de blanc vêtues tenant d’une main le cierge obligé et, de l’autre, le missel doré sur tranche et le chapelet offerts par le parrain et la marraine. A défaut de souvenir photographique, elles avaient leurs langues qu’elles exerçaient chaque semaine, quand, à la fin du marché, ses légumes et ses volailles vendues, Maria devenue fermière du côté de Saint Martin en Bresse, venait prendre le café chez son amie d’enfance. Elle la fournissait en poulets tricolores (pattes bleues, plumes blanches, crête rouge), en pigeons et, pour Noël en oie. Elevé spécialement pour la circonstance, ce palmipède avait à peu de choses près la forme et le volume des obus de 75 qui décoraient les monuments aux morts de certains de nos villages. Elle était heureusement beaucoup plus comestible. Cuite dans sa graisse (le beurre eut été un pléonasme), elle arrivait sur la table toute dorée et fumante, dans le grand plat en terre où elle avait rôti et qui ne servait qu’une fois l’an. En tant qu’aîné des mâles présents, mon oncle était préposé au découpage pendant que mon père, son cadet, servait le Volnay (réservé, comme le Meursault aux convives en âge d’avoir obtenu leur Certificat d’études).  Des marrons accompagnaient cette volaille triomphale. On oubliait le mal qu’on s’était donné pour les éplucher en découvrant combien merveilleusement leur pulpe, légèrement farineuse, s’accordait avec la chair et le jus de l’oie.
A ce moment du repas, les enfants étaient autorisés à quitter la table pour s’en aller s’occuper dans la pièce voisine à des jeux de leur âge, pendant qu’autour d’un petit revenez-y d’oie aux marrons, la conversation des grands abordait des sujets dont il n’était pas convenable de s’entretenir en présence de gamins. C’est donc autour de la salade de mâche, puis du Comté de la fruitière de Torpes qu’il était question des dernières aventures de la cousine Madeleine (elle faisait, autant qu’elle le pouvait, honneur à la mémoire de sa sainte patronne) ou des malheurs conjugaux de la voisine à qui il fallait bien du mérite pour supporter son coureur de mari. Anecdote amusante ( ?) Chambolle, ayant ouï cette phrase par mégarde, demanda au mari en question s’il allait faire le Tour de France. Cette question innocente déclencha, entre les deux familles, une discorde qui mit longtemps à s’éteindre. Passons et revenons à table pour le dessert (fin des entretiens scabreux et rappel des enfants) lequel se présentait sous la forme d’un moka. Ma grand-mère avait, pour cette pâtisserie peu aérienne, une révérence qui remontait à ses années de famine. Lorsque progrès oblige, sa fille le remplaça par des vacherins, elle ne manqua jamais d’évoquer les mokas de jadis qui fondaient dans la bouche et avaient si bon goût. Cette remarque exaspérait ma mère et faisait sourire le reste de l’assemblée qui, au besoin, l’aurait provoquée en posant innocemment la question.
Le dessert expédié, les enfants repartaient vers leurs jeux tandis qu’après le café, la goutte du parrain et l’eau de coings de la cousine Denise, les adultes entamaient une partie de belote en trois mille. Quand elle se terminait entre cinq et six heures par la victoire obligatoire de Mémé, il était temps pour les invités de s’en retourner chacun dans sa chacunière. Alors, tout le monde se rassemblait autour du sapin dont les branches abritait la crèche, nichée, pour faire vrai, dans des montagnes de papier rocher. L’oncle allumait les bougies et, « sonnez hautbois résonnez musettes », ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas, tous en chœur autour de Jésus nouveau né, nous chantions la joie de Noël.

Chambolle