Le pacte autobiographique dont parlait Lejeune se conclut alors, plutôt qu’entre l’écrivain et le lecteur comme c’est traditionnellement le cas, entre l’écrivain et le lecteur qu’il est lui-même avant tout, originellement. Je me promets de dire toute la vérité des signes, toute la vérité dans les signes, toute la vérité par les signes, rien qu’une vérité cadrée par l’œuvre dans laquelle je décrypte des lois, des énigmes et des échos qui organisent ma propre vie. Je m’engage à écrire ma lecture — autant de carrés agencés dans un puzzle en forme de cercle — dans le miroir d’une œuvre — immense roue voyageant jusqu’à l’horizon — qui n’en finit pas de me traverser et de me conduire à l’essentiel. Lisant Bernard Noël, Jean-Luc Bayard cadre le regard qu’il porte sur sa propre vie : cette dernière constitue un matériau en attente de sens et de simplification qui vérifie les intuitions prélevées dans l’œuvre admirée. La lecture accède au statut d’expérience centrale et unifiante ; elle permet la rencontre entre le dehors (la vie et/ou le livre ?) et le dedans (le texte et/ou l’expérience ?) ou, le passé et le présent, l’alter et l’ego. Par cette activité créatrice, Jean-Luc Bayard intensifie sa vie en y introduisant tout un imaginaire qui extériorise, en retour, les choix, les rencontres, les bifurcations, les coïncidences à partir desquels la mémoire s’accomplit dans la langue : « L’histoire raconte l’identité venue sur les plis d’une ombre ». Lire sa vie, écrire sa lecture, vivre dans l’élan des livres, au risque des mots : la vie, comme l’œuvre, déroulent l’avenir d’une fable qui ne connaît pas la clôture.
Ce livre rend caduques les distinctions entre critique, commentaire, glose, fiction, témoignage ou narration : il s’abandonne à une imagination sensée, à une réflexion rêvée, tant l’écriture est portée par la lecture, et la lecture, par l’écriture. Le désir de lire ouvre un nouvel espace d’écriture qui, tourné vers l’Autre, s’articule en plaisir d’écrire. Plaisir dont témoigne l’alternance entre des blocs de prose narratifs et explicatifs et des poèmes régis par des contraintes elles-mêmes inspirées par le travail de Bernard Noël. On glisse ainsi de l’essai au poème, on bascule du vers à la prose, et ces modulations de fréquence contribuent au charme du livre, qui sait l’art de conter, et de distiller le merveilleux à partir du trésor que constitue toute bibliothèque, et en particulier celle comportant tous les livres de Bernard Noël dont une bibliographie exhaustive semble impossible. Ce voyage dans l’espace d’une œuvre s’enrichit donc d’une exploration du temps transgressant les repères temporels stables. D’un livre à l’autre, d’un titre au suivant, à partir d’une date, ou encore dans la répétition d’un chiffre, Jean-Luc Bayard parvient, au cours des dernières pages de son essai-poème, au « Paradis », qui est, le temps du livre, le mot de la fin. Paradis du livre, paradis de la lecture ? Il n’est plus vraiment question d’ordre, de douceur ou de beauté : au terme de ce voyage, l’arrière-monde est ici et maintenant. Un lieu arraché au temps qu’écrivains et lecteurs peuvent désormais situer à proximité de l’amitié, de la vérité et de l’avenir.
Anne Malaprade
Jean-Luc Bayard
Les Roues carrées
Ypsilon fragile, 2010
15 euros.