Le rituel de l' ouverture de la bouche - ii. en pratique ...

Publié le 21 décembre 2010 par Rl1948

   Lors de notre avant-dernier mardi d'entretiens, j'avais eu l'occasion, en troisième volet d'articles publiés les 27 novembre et  4 décembre, d'attirer votre attention amis lecteurs, de manière générale, sur le rituel de l'Ouverture de la bouche qui succédait à tout le travail d'embaumement dont un défunt de l'Egypte antique faisait l'objet pour que lui soit rendue l'intégrité de son corps en vue d'accéder à l'éternité dans l'Au-delà.

   Si cette introduction visait alors à fournir une approche plus que globale de ce rituel, elle doit, vous vous en doutez, déboucher sur quelques précisions quant à ses modalités d'exécution de manière à en cerner les différentes composantes et, ainsi, mieux en comprendre le sens. Ce sera l'objet aujourd'hui de notre ultime rendez-vous de 2010.

     D'emblée, je voudrais souligner que bien que procédant ici d'une réflexion que j'ai initiée dans la toute nouvelle rubrique "Mort et Au-delà ...", ce rituel ne présentait, à l'origine, absolument aucune connotation avec les pratiques funéraires en usage. En effet, à l'époque du pharaon Chéops déjà, sous la IVème dynastie, soit il y a quelque 4500 ans d'ici, il était destiné aux statues royales et à celles des divinités aux fins de les animer en leur donnant le souffle de vie pour que, dans le temple où elles devaient trôner, elles puissent, entre autres, bénéficier du culte qui leur serait rendu en tant qu'indispensable "médiatrice" entre les fidèles venus les solliciter et les dieux.

   La raison pour laquelle cette pratique ressortissant au domaine magico-religieux perdura jusqu'à la fin de la civilisation égyptienne tient, me semble-t-il, dans le fait que la conception égyptienne de la statuaire ne réduisait pas son rôle à un simple élément décoratif à matériellement intégrer dans une architecture mais, plutôt, la considérait en tant qu'image : c'est d'ailleurs ce que signifie le phonème twt qui désigne les statues.

   Comprenons également que cette image n'était en rien une identification physique à un quelconque modèle : elle figurait en réalité le support rassemblant les différentes composantes d'un être :  la racine twt, d'ailleurs, ayant donné les verbes "assembler", "rassembler" ... 

   Il faut aussi être conscient que le terme "sculpteur" se disait seankh en égyptien, que l'on peut traduire par "celui qui fait vivre" et que le verbe "fabriquer" une statue pouvait être rendu par mesi, c'est-à-dire "enfanter", "donner naissance" ; ces deux points philologiques corroborant, je pense, entièrement mon propos.

     Qu'il me soit aussi permis d'ajouter, pour tenter d'être complet, que ce rituel fut également pratiqué en présence des barques sacrées ou, plus précisément, devant l'effigie de la divinité présente à la proue ; ainsi que devant les portes des temples, lors des rites de fondation, en vue d'insuffler vie aux représentations divines gravées sur les différentes parois. Bref, que ce rite fut d'usage sur tout ce qui était susceptible de renfermer la moindre particule d'esprit divin.

   Il faut peut-être envisager l'introduction de ce rite dans le processus des funérailles par le fait qu'originellement donc, l'ouverture de la bouche s'appliquait aux seules statues pour qu'elles puissent recevoir et magiquement se rassasier des offrandes alimentaires que journellement les prêtres déposaient à leurs pieds : en effet, tout défunt étant censé devenir un nouvel Osiris devait lui aussi, dans l'Au-delà, avoir la possibilité de se nourrir, comme ici-bas.

     Qu'en tous pays où N. ira, il n'y ait ni soif ni faim, jamais !, proclame la scène 64 du texte du rituel ; sans oublier que le prologue énonce clairement : Accomplir l'Ouverture de la bouche pour la statue de N. dans le Château de l'Or (entendez l'atelier d'un temple où les statues étaient réalisées).  

   Il me plaît  à souligner que, déjà dans les Textes des Pyramides, poignent des passages à contexte religieux envisageant de restituer au pharaon décédé, alors considéré en tant que divinité, sa capacité à profiter des offrandes alimentaires. Et à l'apparition du mythe osirien, c'est tout naturellement que le rite concernera l'ensemble des défunts ...

   C'est la raison pour laquelle vous en retrouverez des figurations dans les vignettes du Livre pour sortir au jour, comme ci-dessus, celui d'Hunefer datant de la XIXème dynastie (13ème siècle avant notre ère) que vous pourrez admirer jusqu'au 6 mars prochain si vous vous rendez à l'exposition qui se tient au British Museum de Londres.

   (Merci à Alain Truong qui, par son article du 19 juin dernier, m'a mis au courant de cette exposition londonienne à laquelle, déjà, j'eus l'opportunité de faire référence ici sur mon blog.)

   Si vous avez été quelque peu attentifs aux termes que j'ai ci-avant employés, vous aurez relevé, amis lecteurs, ceux de scène et de prologue qui, vraisemblablement, auront dû vous mettre la puce à l'oreille.

     Eh oui, vous avez bien compris : utilisant ici, à bon escient, je vous rassure, deux  substantifs empruntés au monde du théâtre, je veux insister sur le fait que ce rituel de l'Ouverture de la bouche, quand il s'est agi des défunts, constitua une représentation scénique, - oserais-je écrire : un spectacle ? -, que l'on pourrait, sans anachronisme aucun, comparer à ces Jeux et ces Mystères du théâtre religieux médiéval.

     En effet, pour les défunts de certaines classes privilégiées, la cérémonie rituelle était récitée, mimée, interprétée par des "acteurs" tenus de respecter les didascalies notées dans le texte officiel, exactement comme pour toute pièce du théâtre antique grec.

   Dois-je préciser que pour vous et moi, cela se fût résumé au geste d'un prêtre approchant l'herminette de notre bouche, de nos yeux, de nos oreilles et de notre nez afin de leur rendre leurs facultés sensorielles ? 

     Mais en quoi donc consistait toute cette dramaturgie réservée aux plus aisés des Egyptiens et que l'on a pris l'habitude de désigner par "Rituel de l'Ouverture de la bouche" ?

     Constitué de 75 scènes, il était dirigé par un personnage liturgique que les textes nomment Chancelier du dieu et qui était en fait le chef des embaumeurs qui, non seulement avait préalablement pratiqué la momification mais, aussi, supervisé d'autres moments forts du long rituel accompagnant le voyage du défunt à sa maison d'éternité.

     Cette représentation théâtrale requérait un matériel assez imposant : quelques aiguières de formes distinctes pour les libations ; différentes herminettes pour l'ouverture de la bouche proprement dite, mais aussi d'autres instruments comme un doigt d'or (ou de pierre), une sorte de couteau, etc. Instruments  et accessoires d'ailleurs représentés sur la vignette ci-dessus, à l'extrême droite du second registre. 

   A ces ustensiles, s'ajoutaient des pièces d'habillement : une écharpe, un pagne à devanteau, un bandeau de tête ... Tous, peu ou prou, font référence à des pièces de vêtements pharaoniques.

Je ne dois évidemment pas oublier de citer huiles et onguents, pratiquement les mêmes qui avaient servi lors de l'embaumement.

 

   Le texte nous expliquant le rituel en question connut plusieurs recensions, plusieurs variantes selon les tombes et les temples mais aussi selon les époques. De cette documentation abondante, j'épinglerai  quelques versions de choix : celle dans la tombe de Séthi Ier, à Biban el-Molouk, celle de la chapelle d'Aménardis, à Medinet Habou et celle dans le tombeau de Petosiris, à Touna el-Gebel.

     S'il y en eut aussi recopiées sur papyri, une des dernières, datant du IIème siècle de notre ère fait partie des collections du Louvre, sous le numéro d'inventaire N 3155.

     Quoi qu'il en soit, la version canonique de ce texte se subdivisait en sept parties.    

   Des préliminaires, avec ce premier titre très clair que j'ai déjà cité tout à l'heure : Accomplir l'Ouverture de la bouche pour la statue de N. dans le Château de l'Or.

   Suivent des scènes de purification avec aiguières, natron et encens, ce dernier produit servant aussi pour les fumigations.

   Après un entracte vient le "Jeu de l'animation de la statue" : un officiant, appelé prêtre-sem, est requis, ainsi que les artisans spécifiques (sculpteur, dégrossisseur et polisseur) qui l'ont façonnée.

   Intervient alors la scène de l'attouchement de la bouche avec le doigt : Paroles prononcées par le prêtre-sem : N., je suis venu pour te chercher ! Je suis Horus et j'ai rouvert pour toi ta bouche.

   Un nouvel entracte précède les "Rites de Haute-Egypte" et ceux de "Basse-Egypte", identiques puisqu'il s'agit d'abattre la bête de sacrifice dont la cuisse sera avancée vers le visage de la statue (ou du défunt) pour magiquement lui ouvrir la bouche et les yeux avant que l'on se serve des différents instruments, herminette et couteau. Cette cuisse que l'on a tranchée au petit veau est elle aussi posée sur la table que l'on aperçoit sur la vignette du papyrus d'Hunefer ci-dessus.

   Ensuite, la statue (ou la momie) est parée d'un bandeau de tête et des différentes pièces de lin auxquelles j'ai déjà fait allusion ci-dessus : c'est ce que les égyptologues appellent le "Cérémonial de vêture".

   Différentes onctions prennent place ici pour encensement, aspersions, fumigations et libations avant le "Repas funéraire" : préparation de l'offrande alimentaire, purification, consécration des animaux d'offrandes ; et récitation des formules d'invitation au repas, telle que :

Ô N. ! Viens vers ce pain qui est tien, vers cette bière, cela ne te manquera jamais ! 

Le Jeu théâtral se termine alors par trois ou quatre scènes, simplement intitulées " Rites de clôture"

Ô N. ! Ouverte est ta bouche  (...) Tu peux parler devant les dieux, ton apppel sera entendu.

   Et le rituel de l'Ouverture de la bouche d'arriver à son terme par le transport de la statue dans sa chapelle, dans son naos. Le cérémoniaire se doit alors de prononcer quelques paroles  : Ouvertes sont les portes du ciel, déverrouillées sont les portes du temple, la maison est ouverte à son maître ! Qu'il sorte quand il veut sortir, qu'il entre quand il veut entrer !

   Vient enfin une oraison finale qui, dans l'hypogée d'Horemheb (TT 98), dernier souverain de la XVIIIème dynastie, se termine par ces mots : Ouvert est pour toi le ciel, ouverte est pour toi la terre, ouvert est le chemin de l'Au-delà ! Tu sors avec Rê, tu marches à grands pas !   

   On peut alors, après avoir définitivement clos le sarcophage du défunt, l'inhumer au plus profond de sa tombe ... 

     J'aimerais une nouvelle fois insister, un peu en guise de conclusion, que toutes les phases des rites funéraires que j'ai décrites au long de ces quatre premiers articles publiés dans la rubrique "Mort et Au-delà ..., ne furent appliquées qu'aux défunts des classes aisées de la société égyptienne, d'une part, - Hérodote, déjà, l'avait bien souligné ! -, et qu'au temps d'une Egypte économiquement riche, d'autre part. Car avec notamment la perte des possessions asiatiques qui freina l'arrivage des onguents nécessaires à la momification, à laquelle on peut ajouter les invasions successives, perses, grecques et romaines qui modifièrent les anciens principes religieux en la matière, les pratiques que l'Egypte avait connues au Nouvel Empire, par exemple, s'amenuisèrent et devinrent de plus en plus sommaires, rapides, expéditives.

   Les savants de notre époque qui analysèrent notamment des momies des dynasties ptolémaïques se rendirent vite compte que certaines d'entre elles ne constituaient qu'un ensemble d'amalgame très hétéroclite pour donner l'illusion d'un corps correctement "reconstitué" : tessons de poterie, souris prises au piège, rouleaux de cordes, morceau de cuir, chiffons ... tout était bon pour remplir la cavité thoraco-abdominale.

   Toutefois, les apparences étaient sauves : tout ce qui était extérieurement visible de la momie avait été soigneusement paré, décoré, peint pour imiter résille de perles, collier ousekh, etc.

Qui, dès lors, eût pu imaginer un seul instant qu'à l'intérieur ... ????

   Il en fut également de même pour le rite de l'Ouverture de la bouche qui, en fin de parcours, se résuma pour certains à approcher l'herminette, sans autre forme de procès.  

   Nous sommes loin des pieuses et respectueuses étapes d'une momification ayant pour but d'assurer l'éternité aux défunts !

 

(Assmann : 2003, 446-56 ; Barbotin : 2007, 15-7 ; Goyon : 2044, 13-4, 39-40 et 89-182 ; Sauneron : 1952, 146)

   C'est avec ce dernier article de 2010 que je vous souhaite, amis lecteurs, à toutes et à tous, d'excellentes fêtes de fin d'année, de très bonnes vacances et vous donne rendez-vous à la rentrée scolaire belge de janvier, à savoir pour ce qui nous concerne le mardi 11.