« L’exception et la règle » de Brecht, à Confluences (Paris 20 ème) du 5 au 31 janvier

Publié le 24 décembre 2010 par Sumba

Brecht en goguette

Le road trip a l’avantage de se prêter à tout style et à tout sujet. Reflet de l’intérêt des voyageurs, il peut aussi bien être politique qu’érotique, tragique que comique. Il peut même aller jusqu’à se faire somme d’un monde, d’une société, et suivre en cela les pas d’Ulysse, premier héros du genre. Ainsi, comme beaucoup d’autres, Brecht a perçu les multiples possibilités offertes par ce modèle narratif. Mère-courage, une de ses pièces les plus connues, en témoigne à la perfection. Mais cette traversée des routes d’Europe par Anna Fierling et ses enfants n’est pas l’unique production brechtienne de ce type. Sur la scène de Confluences, la compagnie Passeurs de Mémoires vient nous en faire découvrir une autre, rarement montée : L’Exception et la règle.


Une bande de cinq joyeux lurons encombrée de tout un bric à brac fait irruption sur un plateau vide. Le verbe fort et l’air enjoué, les garnements s’installent, sortent leurs instruments et composent un orchestre de fortune. Les voilà partis à pousser la chansonnette, et à nous entraîner dans un univers proche du théâtre de tréteaux. Place alors à la bouffonnerie, au carnaval, et sus aux inutiles raffinements ! Mais attention, les urluberlus ne sont pas simplement là pour s’amuser : ils viennent délivrer un message, une morale qui doit être saisie immédiatement.

Nul besoin d’ailleurs d’attendre la fin de la pièce pour en saisir la teneur. Dès la fin de l’introduction musicale, une maxime on ne peut plus explicite est lancée : « Derrière la règle consacrée, discernez l’absurde ». Après cela, la troupe n’a plus qu’à dérouler l’intrigue du conte moral, tout en feignant l’improvisation. Il était donc une fois un marchand tyrannique qui entreprit d’aller chercher du pétrole dans un lointain désert. Mais le bougre n’était pas très sûr de son pouvoir, surtout face au coolie quasi-mutique embauché pour l’expédition. Sans raison, sa méfiance grimpa et le conduisit au meurtre.

Tout cela n’est pas bien gai, et on peut se demander où est passée la fantaisie des cinq troubadours. Pas d’inquiétude : elle est toujours là, préservée par la mise en scène dynamique et inventive de Dominique Lurcel. Cette dernière opte pour la caricature et nous offre une version croustillante du couple maître-valet, qui fait ressortir avec brio la contradiction des personnages. Affublé d’une tenue de cycliste, marchant sur un tapis de course, le maître est tourné en ridicule, d’autant plus que celui qu’il craint ne paie pas non plus de mine. En effet, le coolie a bien piteuse allure avec sa figure triste et la poubelle qu’il traîne tout au long du voyage…

Il faut le dire : ce burlesque et le jeu généreux des comédiens rendent plaisante une pièce qui, autrement, aurait pu sembler plutôt fade. Elle mérite cependant d’être resituée dans son contexte, celui des années 1930, veille de l’avènement du III ème Reich et, pour Brecht, période de l’écriture des Exercices didactique. La Compagnie Passeurs de Mémoires redonne donc vie à un visage oublié de cet auteur : celui de l’amateur de fables et de farces, celui du génie qui s’exerce avec des formes courtes et amusantes. Car on rit beaucoup avec L’Exception et la règle, en dépit du drame tristement banal qui s’y déploie.

Article publié dans le Témoignage chrétien du 23/12/10