Chantier tropical

Par Crapulax

27 décembre 2010

Chantier tropical

<>

Bernard rentre trois semaines à Dubai pour les fêtes. Je reste à Grenade afin de faire le carénage et surtout, m'attaquer à la peinture de pont, lépreuse. Même si la perspective du retour et de la revente de Galapiat ne me réjouit guère, il faut que je commence à y penser et, pelé ainsi, il n'est pas très sexy. Il n'y aura plus d'ailleurs d'autre occasion aussi commode. Après multes tergiversations, c'est donc Grenade que j'ai choisi, plus sûr, simple et plaisant que le Vénézuela ou Trinidad. Chantiers bien équipés, bon shipchandler duty free à côté, et environnement agréable. Une configuration rare.

Je suis déjà venu à Grenade il y a 15 ans, alors équipier sur EJY. Ça n'a pas changé. Douce ambiance british et rasta. Habitants courtois et détendus, reggae dans les maisons et les taxis collectifs. Par habitude, je donne encore du pouce brésilien mais ici, on marque plutôt son approbation d'un index et majeur légèrement écartés dans un V nonchalant.  Nous passons trois jours à St-Georges, le port et la ville principale. St-Georges est mignon mais, hors week-end, très calme de jour comme de nuit. Le soir, après un billard au Grenada Yacht Club, seuls ou presque, les activités sont limitées et nous nous couchons tôt. Papiers, courses, chantier choisi et travel lift réservé, il ne nous reste plus qu'à explorer l'intérieur de l'île en voiture à travers ses routes sinueuses noyées dans la forêt tropicale. En gros, des rhumeries et des chutes d'eau d'où plonge parfois un intrépide showman aérien.   

Nous disposons de 10 jours avant de lever le canot à Spice Island Marine. Les meilleurs mouillages se trouvent plutôt à Caricaou, île à 35 milles plus au nord. Un long bord de près depuis Grenade avant de terminer les derniers milles au moteur afin d'atterir de jour nous mène à Tyrell Bay. Je prends d'abord un peu peur devant la concentration de bateaux. En définitive, la baie est immense et ne souffre d'aucune nuisance genre jet-ski, interdits dans les Grenadines. Malgré le nombre de voiliers, le plan d'eau est finalement paisible et aéré. Cariacou compte un milliers d'habitants. Elle est surtout réputée pour son chantier naval de voiliers traditionnel et sa longue tradition de contrebande. Une petite communauté d'étrangers voileux y a élu domicile de façon semi-permanente. Certains louent une petite case en bois près du rivage pour 150 euros par mois et scolarisent les enfants à la maternelle locale. La vie semble douce. On rencontre certains d'entre eux le jeudi soir au Lambi Queen. Ils nous invitent le lendemain à un barbecue qui s'étirera tardivement au Lazy Turtle, bar Pizza sur la plage tenu par Jean-Baptiste, un bourlingueur français installé ici depuis 5 ans. Ça navigue peu aux Antilles: 6 mois pour venir de la Guadeloupe pour ce couple de français qui se débat déjà avec des soucis techniques lourds. Quant à Scott, il est resté à Grenade pendant 2 ans sans en bouger. Le temps moyen passé dans un même mouillage doit se compter au moins en semaine, voire en mois. Nous passons ici pour des acharnés de la route.

We passé, Cariacou retombe dans sa léthargie. Nous migrons vers la toute proche Saline island. déserte, deux bateaux au mouillage, protégés du swell par un long reef. Le principal changement, aux Antilles, c'est l'eau. Je n'en avais plus vue d'aussi limpide depuis La Graciosa, aux Canaries, il y a plus d'un an. Le domaine sous-marin nous ouvre ses portes pour quelques mois caribbéens. Bernard etrenne son fusil et nous ramène la première chasse du voyage.

Dernier mouillage entre Petite Martinique et Petit Saint Vincent, à moins de 10 milles au nord-est de Cariacou, le temps d'une après-midi au louvoyage dans l'alizé. PSV est une île privée où opére un hôtel de luxe. On peut aborder sur sa plage mais dès que l'on pose un pied sur le gazon méticuleusement entretenu, un gentleman en uniforme se charge de vous réorienter vers la plage. Des mini-mocke circulent sur ses allées impeccables. Ce n'est pas ici que s'est tournée la série « Le Prisonnier » mais le lieu aurait parfaitement fait l'affaire. A 800 mètres en face, changement de décor radical en Petite Martinique. Quelques centaines de personnes, pêcheurs pour la plupart, se rassemblent dans un modeste village assoupi. Nous en croisons un qui repeint sa maison et son annexe de couleurs kitch et criardes en vue d'ouvrir un bar; des pêcheurs nous expliquent comment extraire le lambi de sa coquille et le préparer -Nous en avons en effet un stock qui dégorge dans un filet immergé à l'arrière du bateau- ; Un couple d'américain entre deux âges vit sur la plage dans le plus extrême dénuement: un minuscule kiosk en bambou, sans porte, ouvert à la mer. Peut-être que ce réduit caché d'un drap est leur couche? Lui bricole des déchets, elle nettoie une gamelle métallique dans le sable avant de remettre du petit bois dans le foyer. Conversation un peu décousue. Qu'est-ce qu'ils trafiquent ici?

Redescendre vers Grenade est confortable et rapide au portant. 45 milles de jour jusqu'à Prickly Bay. John, le yard manager n'a pas oublié ma réservation et le lendemain 17/12 à 11h Galapiat sort de l'eau. Bernard prend son vol le 19.

Me voilà seul en tête à tête avec Galapiat. Pont dégagé, Compte chez Budget Marine ouvert, matières premières sécurisées et équipement au garde à vous, j'attaque la jupe à la ponceuse. Je vais éviter les fatiguantes digressions bricolo marines mais disons juste qu'un devis pour la refection d'une peinture de pont tourne autour de 30 000 euros... Glups. Ici, c'est du même acabis chez Grenada Marine avec démontage, masquage, sablage, préparation chimique de surface, X couches de divers composants en cabine de peinture avec... Stop stop stop, Je vais le faire moi même. Ceux qui en ont l'expérience me promettent trois semaines non-stop d'enfer, en particulier pour mettre à nu la surface à peindre. Mais à ce tarif, je peux faire un effort.

Mon premier demi-mètre carré laborieux consomme deux disques ainsi que ma ponceuse. Elle se met à croisser, fumer et finit par prendre feu devant mon insistance. Bon. Je radicalise mon approche technique et investis dans l'artillerie lourde: une grosse Makita de 2000 W qui pèse ses 5 kilos, armée de disques non plus de ponçage mais de meulage. Je m'y remets. Makita me tue. « heavy duty » mais tellement lourde à bout de bras dans les surfaces verticales et les coins, nombreux dans le cockpit par où j'ai commencé. L'outil dépote mais il est inhumain. Je transpire des litres, la poussière s'agglutine, dos, bras et épaules me brûlent. Lorsque je la pose après une longue session, j'ai bien besoin de 10 minutes pour retrouver des forces.  Au bout de deux jours, je suis presque sourd et le veilleur de nuit me l'a bien dit « you're doing a tough job, man. It's gonna deafen you ». Il n'a pas tort. Je complète donc mon attirail de Jedi, masque et lunettes, par un casque anti-bruit. Le grand moment de la journée, c'est quand je décide que c'est assez. De toutes façons, je suis à bout. Ranger les outils, un coup de jet pour dégager la poussière et laisser briller l'alu brut, la douche qui dure autant que ce qui s'écoule de moi est gris, longtemps.

A Noël, j'ai terminé l'arrière du bateau jusqu'au roof. Partie infernale pleine de coins et de parois. La plus grande surface est encore devant moi mais elle est désormais plane pour l'essentielle, enfin. Peu de gens vivent et travaillent sur leur bateau. Mes contacts humains sont limités, je me concentre sur ma tâche. Tout au plus parfois, quelques mots avec un yachty à « De Big Fish » devant une Carib bien méritée. L'alu est à nu, c'est très beau. Chaque soir, en remontant à bord par l'échelle, lorsque la jupe et le cockpit scintillent sous la lune, j'ai l'impression de regagner mon vaisseau spatial.