Petite sœur, mon amour – Joyce Carol Oates

Par Livraire @livraire

Philippe Rey
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban
Titre original : My sister, my love
ISBN : 978-2-84876-169-5

Quatrième de couverture :
S’emparant d’un fait-divers, un mystère jamais résolu, qui bouleversa l’Amérique – l’assassinat le soir de Noël 1996 de la petite JonBenet Ramsey, six ans et demi, célèbre mini-Miss vedette de concours de beauté -, Joyce Carol Oates reconstruit l’affaire qu’elle n’hésite pas, elle, à dénouer.
Une histoire effarante racontée dix ans après par le frère de la victime. La petite fille s’appelle maintenant Bliss, c’est une championne de patinage sur glace, l’enfant adoré de ses parents, la coqueluche d’un pays, la sœur aimée et jalousée par son frère, son aîné de trois ans, Skyler. Skyler qui, depuis le meurtre, a vécu dans un univers de drogues, de psys et d’établissements médicalisés. Agé aujourd’hui de dix-neuf ans, il fait de son récit une sorte de thérapie.
Ses souvenirs sont à la fois vivaces et disloqués. Peu à peu émerge le nom du coupable : est-ce le père – homme d’affaires ambitieux, la mère – arriviste forcenée, un étranger cinglé ou bien… le narrateur lui-même ? Tous les ingrédients préférés de Joyce Carol Oates sont là : la vanité féminine, la stupidité masculine, la famille dysfonctionnelle, l’angoisse du parvenu, le christianisme de charlatan, les dérives de la psychanalyse, le vampirisme des médias, l’incompétence de la police.
Pour produire en fin de compte un chef-d’œuvre hallucinant, un dépeçage au scalpel de l’âme humaine et de l’horreur ordinaire…

Mon avis :
Dans Blonde, Joyce Carol Oates s’emparait de l’histoire de Marylin Monroe. Ni tout à fait un roman, ni tout à fait une biographie. Avec Petite sœur, mon amour, elle se base sur un fait divers sordide et jamais élucidé qui avait secoué autant qu’il avait passionné les États-Unis. Bien que très jeune à l’époque, je me souviens des images qui étaient passées sur les télévisions française, sur cette mini-miss retrouvée assassinée le matin de Noël. Aujourd’hui, une simple recherche avec son prénom et son nom sur google.com donne 152 000 résultats en moins d’un dixième de seconde, près de 25 000 photos et environ 3 500 vidéos. Le meurtre a eu lieu il y a quatorze ans. On trouve également les photos de son cadavre et de son autopsie, de sa famille, des blogs qui lui sont dédiés, des sites relatant son cas (certains mis à jour pour la dernière fois le 27 décembre 2010) et des sites dont les images ne sont probablement pas très agréables à voir à en juger par les avertissements à l’encontre des mineurs. Ceci pour avoir une rapide idée de la "popularité" de cette histoire de l’autre côté de l’Atlantique. A titre d’exemple, une recherche sur le même moteur de recherche avec les termes Ethel et Julius Rosenberg ne comporte "que" 12 600 résultats.

Le récit comporte une double narration : c’est à la fois un narrateur extérieur et Skyler Rampike qui racontent l’enfance de ce dernier, la naissance, l’enfance et la brève carrière de sa sœur, Bliss. Le récit continue bien après la mort de cette dernière, relatant tout ce qui est advenu après. La famille disloquée, le frère ballotté d’instituts en instituts, plus ou moins spécialisés, plus ou moins médicalisés. Des pages de journal intime et des facs-similés de lettres renforcent cette sensation de réel, de vécu. L’auteur ne s’inspire du fait divers que pour les grandes lignes de l’histoire (des parents arrivistes, une jeune enfant placée sur le devant de la scène et adulée, un meurtre) et pour l’implacable autopsie qu’elle fait du système, de la psyché de ses personnages, de leurs motivations et de leurs obsessions de réussite et en même temps celles de leurs échecs. Dans le tableau que compose la famille Rampike, il n’y a que Skyler qui ait véritablement la parole. Bliss ne s’exprime jamais, elle est un personnage central froid, muet, absent, un vertige autour duquel toute l’intrigue se cristallise. La mère est d’une fragilité psychologique évidente, perdue, manquant de confiance en elle et paradoxalement, elle n’en est que plus arriviste, que plus acharnée dans son obsession de faire réussir ses enfants à sa place. Le père quant à lui, est la grande gueule tyrannique du récit, le vantard américain dans sa grosse cylindrée aux multiples conquêtes, toujours absent et remplaçant sa présence par des cadeaux luxueux. Rapidement, le lecteur discerne la personnalité de chacun, sans même qu’ils aient besoin de s’exprimer.
Il y a quelque chose de tragique dans ce roman, dans ce sens où, dés le départ, nous savons qu’il n’y aura pas de miracles. Et c’est avec un sourcil levé et désolé que, pages après pages, nous assistons impuissants aux petits dégâts du quotidien, à la stupidité ordinaire et à ses ravages. La sacro-sainte famille est les valeurs yankees sont pourries semblent nous dire, ligne après ligne les descriptions de l’hypocrisie des rapports humains et sociaux, depuis les camaraderies et les goûters enfantins jusqu’à l’obsession de réussite littéralement meurtrière des parents.
En cela l’écriture de Oates ne faiblit pas, du moins dans la première parti, avant le meurtre, provoquant chez son lecteur une démangeaison au creux de la paume, une envie légère et pourtant tenace d’une bonne gifle destinée à quelques personnages.

La seconde partie comporte quelques longueurs, notamment dans les digressions de Skyler, dans les devinettes et les jeux sur les mots, sur les abréviations, parfois un peu trop appuyés, peut-être parce qu’une traduction, aussi bonne soit elle, nous prive de quelques sens cachés. Le sens des mots occupe une place importante dans l’élaboration du récit, plus particulièrement la signification des noms propres, ainsi que nous l’apprend une note du traducteur.
L’introspection de Skyler entraîne avec lui le lecteur sur des chemins tortueux, entre les traitements médicaux et le doute persistant, omniprésent : qui est le véritable responsable de la mort de Bliss ?

Petite sœur, mon amour est indéniablement brillant d’un point de vue technique, mais peut-être pas la meilleure approche pour celle ou celui qui souhaite découvrir l’œuvre de Joyce Carol Oates. Ce roman est dérangeant, mais si les rouages grinçant qui jalonnent habituellement ses romans -le sexe, la domination, des figures féminines monstrueuses, l’innocence broyée et souillée, les biens-pensants comme autant de pantins imbéciles au milieu d’une vaste farce – sont là, ils fonctionnent de manière plus diffuse et plus particulière que dans d’autres de ses romans comme Crazy man ou encore Délicieuses pourritures.