Petite apologie de la philosophie française

Par Srobert

Avec l’apport de la phénoménologie allemande, de la méthode analytique anglo-saxonne ou encore avec l’avènement des neurosciences, on ne peut pas dire que la philosophie française est enfermée en son propre pays. Mais dans son petit livre La philosophie française, l’universitaire Jean-Louis Vieillard-Baron écrivait que « la philosophie française est celle qui philosophe en français »[1].

Cette fine remarque souligne une idée capitale : l’expression « philosophie française » signale un style, une manière, une perspective de pensée. En effet, la pensée française depuis Descartes prend sa source au creux de la conscience : son fondement aussi bien que sa direction principale est le moi.

   D’ailleurs, cet intérêt pour le moi et ses puissances dépasse de loin le domaine de la pensée pure. Il suffit d’indiquer à quel point les poètes et moralistes du XVIIème siècle ont aimé l’évoquer : de La Rochefoucauld à La Bruyère en passant pas Tristan L’Hermite et Pascal, le moi est affaire de discours et de remarques. Ainsi le philosophe français est, fidèle à cette origine, celui qui affirme, approfondit et systématise les maximes ou les remarques littéraires des moralistes.

   La pensée française, par la forme et le style, est si particulière qu’il serait impossible de la confondre avec aucune autre : bien éloignée de la pensée logicienne anglo-saxonne ou des grands ensembles allemands, elle est une pensée sinueuse de l’intimité. Les terres psychologiques qu’elle explore sont d’une infinie fragilité.

   Elle est intime puisqu’elle recherche le moi en sa profondeur, et celui-ci risque toujours de lui échapper. Questionner la nature de la conscience et de ses puissances, l’amène presque toujours à introduire en elle de la poésie et des images : la pensée française est aussi le lieu de la métaphore, des comparaisons et des exemples.

   C’est aussi une philosophie fragile car elle préfère le panache de la métaphore à la rigueur logique : c’est ce qui lui donne son extraordinaire éclat. Nous voulons dire que la pensée française ne pourrait pas se passer de la beauté extravagante, envahissante et sublime de sa langue et du style qui l’accompagne. Pensons à Malebranche dissertant par de multiples détours face aux invectives du Grand Arnauld, à Descartes répondant superbement aux objections du Père Bourdin ou encore à Bergson glosant longuement un exemple pour que se forment, dans son auditoire, des paroles en images.

   La moi et l’image : deux mots si riches qui résument à eux seuls toute la beauté de la pensée française.

   Mais « où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? »[2] demandait Pascal. C’est un acte répond Lavelle, un miracle intérieur par lequel je me donne l’être et qui me fait connaître, par une sorte d’évidence, l’Absolu dont il procède et dans lequel il s’inscrit.

Seulement l’Absolu, l’Être, n’est pas en dehors de nous mais en nous. L’homme est solidaire du Tout, à mesure qu’il s’intériorise. De même que l’on connaît le monde en rendant la nature accessible à l’esprit, la spiritualisation est aussi intérieure : à mesure que s’éclaire sa propre intimité, l’homme devient grand et découvre qu’en lui, un acte sublime s’opère : la découverte de soi.

   Ainsi, la philosophie française a bien compris une chose : si les disparités du monde sont immenses, un espace est commun à tous les hommes, c’est l’intériorité. Mais le moi n’est qu’une possibilité qu’il dépend de nous de réaliser : « Qu’est-ce qu’exister, et plus précisément qu’est-ce pour moi qu’exister ? Et si l’existence elle-même ne peut pas être récusée, à quoi bon cette existence ? »[3]. Le terrain sur lequel, depuis Descartes, la pensée française s’est engagée est d’une rare magnificence : s’il faut pour le moi qu’il se découvre pour être, il faudra donc qu’il maintienne ensemble responsabilité, valeur, et destin afin de ne pas se transformer en chose. Car la philosophie française est celle qui conçoit l’homme comme un centre d’initiatives, solidaire du monde et de l’être, à l’image d’un Blondel qui termine ainsi son ouvrage L’action : « Mais, s’il est permis d’ajouter un mot, un seul qui dépasse le domaine de la science humaine et la compétence de la philosophie, l’unique mot capable, en face du christianisme, d’exprimer cette part, la meilleure, de la certitude qui ne peut être communiquée que parce qu’elle ne surgit que de l’intimité de l’action toute personnelle, un mot qui soit lui-même une action, il faut le dire : « C’est ». »[4]



[1] Jean-Louis Vieillard-Baron, La philosophie française, Pris, Armand Colin, 2000, p. 9.

[2] Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, 323.

[3] Lavelle, L’existence et la valeur, Collège de France, 1991, p. 32.

[4] Blondel, L’action (1893), Paris, PUF, 1950, p. 492.