José Ángel Valente: "Pour tambour seul"

Publié le 02 janvier 2011 par Tecna

José Ángel Valente

POUR TAMBOUR SEUL

1

Une île.

Nous sommes venus dans l’île.

Jour et nuitnous sommes venus dans l’île.

Elle a brûlé dans la lumière, obscure

la racine du regard.

Une île.

Oracle d’Ifá

Vision de l’homme aveugle.

Jour et nuit nous sommes venus dans l’île.

Ciels

d’aveugle lumière.

Nous

sommes venus dans l’île.

2

Dans cette île tous

nous sommes nègres, négrillons, monsieur.

Ici, les blancs nous sommes

de légers nègres perdus

dans le hasard de la brousse.

Le manglier

tisse et détisse l’air, monsieur.

Tous

nous sommes d’un grand rêve obscur.

Tous

nègres et blancs, blanconègres, nègres.

Tous

nous avons été vendus, monsieur.

3

On égorge un mouton,

le sang s’écoule,

dix-sept guinées,

le sang s’écoule,

poules et colombes,

le sang s’écoule.

Le bec des coqs ruisselle de sang.

Sanlaó.

Dans la maison d’Arcadio

Le sang s’écoule

et la vapeur du sang envahit l’air

et le rythme du sang envahit l’air.

Sanlaó, ahé, Sanlaó.

Dans la maison d’Arcadio, dit-on,

Banderas avait le talisman

Sanlaó, Babalú, Sanlaó, 

Maceo a reçu le talisman,

Sanlaó.

Nous allons prier,

Sanlaó,

Nous allons danser

Sanlaó.

Dans la maison d’Arcadio, Sanlaó,

nul ne sait qui a le talisman,

Sanlaó

4

Frappe, nègre, joue

sur les tambours sans fin de la mémoire,

sur la lueur attardée de ton enfance,

joue à Guanabacoa.

Rappelle-toi que tu courais

à travers les fils secrets de la nuit

jusqu’aux grandes bouches de la lumière

où seul on entendait le son :

Ekué Dieu,

Ekué Dieu, Ekué Dieu.

Rappelle-toi que tu courais

sous la lune

pour laisser dans ton dos les sandales de la peur

et, les pieds nus

tu escaladais les braises de la nuit

tandis qu’au loin battait

sur la peau tendue

du poisson, le son :

Ekué Dieu,

Ekué Dieu, Ekué Dieu.

Joue avec l’écho brisé de ton enfance,

nègre à Guanabacoa, tandis que

tes longs doigts cherchent

sur la peau du tambour

le son :

Ekué Dieu,

Ekué Dieu, Ekué Dieu.

5

Les dieux, ils ont peur de tes doigts, les dieux.

Joue pour Changó.

Qu’on entende sans l’entendre le mot

Joue pour Changó.

Car il n’est femme enceinte qui ne puisse

accoucher d’un père de secrets.

Joue pour Changó.

Eclair, dis-moi avec quel linge tu

couvres ton corps.

Joue pour Changó.

Les dieux, ils ont peur de tes doigts, les dieux.

Joue pour Changó.

                                                                                  traduit par Jacques Ancet