Perdican et Cymbalaire

Par Mafalda

Perdican s'inclina devant le roi, son oncle :
"Sire, j'ai l'honneur de vous demander la main de demoiselle Cymbalaire, votre fille.
- Perdican, mon cher enfant, répondit le roi, je te l'accorde bien volontiers si, comme je le pense, Cymbalaire est de cet avis.
- Mais oui, mon père, s'exclama joyeusement Cymbalaire.
- Voici donc, continua le monarque, un premier et second point entendus ; il en reste un troisième et non le moindre : un vieil usage, une antique loi, une lointaine coutume de chevalerie peut-être va vous faire faire la grimace. Je vais proclamer vos fiançailles par le royaume, afin que nul n'en ignore et que chacun vous reconnaisse comme mes héritiers, les futurs souverains du pays, et aussi pour que celui, comte, marquis, duc ou prince, qui, par sa haute lignée, sa bonne noblesse, sa valeur personnelle, pourrait prétendre à cette alliance, fasse valoir ses droits.
- Sire, déclara Perdican, vous lui pourrez répondre que vous avez déjà choisi votre gendre ; n'êtes-vous plus le maître sur vos terres ?"
- Père, ajouta Cymbalaire, vous saurez ajouter que j'ai d'autres penchants ; ne suis-je pas maîtresse de ma destinée ?
- Ta, ta, ta, ta..., je suis le maître, c'est entendu, et toi aussi, tu es la maîtresse de bien des choses, sauf de désobéir à la loi que les fées elles-mêmes ont dictée, voilà plus de quatre mille ans. Il te faudra, Perdican, s'il te vient un rival digne de ton nom, défendre ta fiancée en champ clos, dans un tournoi, à la pointe de la lance.
- Eh bien ! sire, je la défendrai."
Perdican se raidissait sur ses jeunes jarrets, tenait haut sa tête fière, et ses deux grands yeux clairs regardaient sans peur.
"Bravo, Perdican !" dit le roi, mais à part soi le roi songeait : "Il est beau, intelligent et bon, il rendrait ma fille heureuse, j'en suis certain, mais saura-t-il être le plus fort à l'heure du combat ?"
Les fiançailles solennelles furent donc proclamées : "Entre très noble et très belle demoiselle Cymbalaire, fille du roi, notre maître et le prince Perdican, duc de Belgor et de Fulgence... qu'on se le dise !"
On se le dit et, comme le roi l'avait redouté, les rivaux résolus présentèrent leur requête. Ils étaient au nombre de vingt, de tous duchés, comtés, principautés, marquisats, tenant en main leurs parchemins.
Le roi avec soin les examina un à un. Il put aisément écarter ceux qui n'avaient pas les papiers exigés pour être gendres d'un roi ; l'un en sa famille avait compté un félon ; un autre, bafoué par ses vassaux n'avait pas su les gouverner : comment eût-il mené tout un royaume ? Si bien, il le faut avouer qu'avec un peu de parti pris, le roi crut un instant que Perdican n'aurait point de lutte à soutenir, quand Esplandian se présenta.
Esplandian, quatorzième du nom, comte de Cerdagne et baron d'Astérie, réunissait malheureusement toutes les conditions requises ; il fallait retenir sa demande.
Le roi songea : "Mon pauvre Perdican jamais ne pourra lutter contre ce colosse." Esplandian était haut comme une tour ; solide comme elle, il avait une cuirasse invulnérable, et sous son casque on eût dit un monstre de bronze. Son glaive d'un seul revers tranchait un chêne, et sa lance était haute comme les peupliers au bord de la rivière. Esplandia était un seigneur aux moeurs rudes, qui, au printemps, lorsque les champs et les près sont fleuris, n'hésitait pas dans ses jeux violents à fouler aux pieds des chevaux, avec ses amis, les moissons pleines de promesses des paysans, ses serfs. Il était honni dans ses terres !
Quand Cymbalaire le vit, elle fut effrayée à l'idée que Perdican l'aurait à combattre ; elle redouta pour soi d'être l'épouse du géant.
Mais Perdican ne broncha pas ; il préférait trouver la mort plutôt que de reculer ; en son âme, il espérait quelque hasard bienveillant. Au pied du trône, en manière de défi, Esplandian avait jeté son gantelet ; Perdican le ramassa, et l'heure du tournoi arriva bientôt.
Pendant que se dressaient les tribunes pour les spectateurs, l'estrade royale pour les juges, Cymbalaire, inquiète et triste, s'était retirée en ses appartements ; elle brodait, selon l'usage, une écharpe de soie, à ses couleurs, pour son chevalier.
C'est sur un fond vert tendre que Cymbalaire, du bout de son aiguille adroite et vive, fait fleurir de blancs jasmins. Ils sont si réels, si naturels qu'on est tenté de les porter à ses narines, il semble qu'ils doivent embaumer.
Assise auprès de la croisée, les yeux encore troublés par son angoisse, Cymbalaire brode et songe profondément. Si profondément qu'elle n'aperçoit point une femme qui, dans l'espace, s'avance, portée doucement sur la brise.
C'est, il est vrai, une fée ; à son approche, un parfum exquis se répand et sur le sol s'éparpillent des pétales de toutes nuances, de toutes formes.
Elle se penche vers Cymbalaire, examine son travail :
"Cymbalaire, Cymbalaire, écoute-moi... Je suis la fée des fleurs et veux te sauver, toi qui connais si bien mes sujettes et les reproduits si adroitement, que tu peux sous tes doigts en créer d'immortelles, que ne fanera pas le beau soleil brillant, que ne brûlera pas la froidure du triste hiver ; toi, grâce à qui, en toutes saisons, je verrai mes filles florissantes, écoute-moi : "Sèche tes larmes, tu épouseras le prince Perdican ton fiancé ; les fleurs que tu connais ont leur douceur, elles ont aussi leur force.
"Rappelle-toi que leur parfum grise, étourdit, trouble la tête au parfois d'être mortel. Malheur à qui s'endort sur un lit de roses. Il peut parfois ne plus se réveiller. Souviens-toi aussi que, patiente amie de la clarté, la fleur se tourne vers la lumière, infléchit sa tige, qu'elle sait grimper en haut des faîtes ; vois les roses patientes, les glycines, les chèvre-feuilles, le jasmin aussi monter le long des murs pour courir au bord des toits. Vois le liseron parfois enlacer des tiges rondes, fortes, robustes, que pourtant il étouffe à son gré ; vois le vieux lierre qui consolide les murailles branlantes et la vigne vierge qui les dore : la fleur est une parure, elle peut être armure.
- Les fleurs sont bien belles, murmura Cymbalaire.
- Les fleurs sont bonnes, elles ont de la mémoire, elles sont l'ornement des pierres tombales, elles aiment qui les aime... et elles n'aiment pas Esplandian, qui massacre mes sujettes sur les arbres et dans les prairies lorsqu'il chasse à courre. Aie confiance, Cymbalaire, la fée des fleurs te protège.
"Mais voici déjà le soleil qui se couche ; demain, c'est le grand jour, c'est le jour du tournoi, et j'ai encore trois choses graves à accomplir. De ton côté, achève ta broderie, noue-la sans crainte au bras de Perdican sur lequel tu t'appuieras dans la vie. Cette écharpe flottera victorieusement dans la brise."
Sur son front, Cymbalaire sent une caresse qui embaume ses narines ; la fée s'est évaporée dans l'espace.
Elle s'est rendue sur le terrain du tournoi ; entre la clôture dressée sur la terre battue, elle éparpille mille pétales qu'elle tire de son escarcelle blanche. Puis elle s'élance dans le ciel, de sa baguette touche un flocon de nuage qui passe, et le nuage s'éparpille à son tour en mille gouttelettes qui s'accrochent aux brins d'herbe.
La fée s'envole, elle s'engouffre dans les écuries royales où sont attachés les chevaux de la joute. Enorme et massif, celui d'Esplandian, de ses grosses lèvres, broie les graines effilées de l'avoine ; sur le foin du râtelier, la fée jette une poignée de ses graines, des fleurs de trèfles roses, rouges, apparaissent ; à pleins naseaux la bête les hume, hennit de joie et les happe de ses grosses babines.
La fée s'envole par la fenêtre ; elle entre dans la salle où sont disposées les armes ; sur la visière grillagée du casque d'Esplandian, elle verse un flacon de cristal.
L'heure du tournoi est arrivée : les deux rivaux vont se mesurer. Esplandian, sur sa bête massive, bardée de fer, s'élance en avant. Perdican, de soie vêtu, sans même une dague, à pied s'avance, un lys blanc à la main.
Esplandian fonce sur le rival. Perdican, d'un bond souple, l'évite !
Sur le sol, pendant la nuit, des fleurs, des feuilles ont poussé : sur un fond de lierre sombre, l'or du chèvrefeuille, le mauve de la glycine, des clématites, l'étoile fine du jasmin, les fins liserons, des feuilles sanglantes de vigne folle.
Le gros cheval d'Esplandian de ses lourds sabots les écrase, et la fée des fleurs souffre de l'injure faite à ses sujettes.
Perdican, au contraire, souple et léger, glisse parmi elles comme un roitelet sur un parterre.
Mais soudain, le cheval d'Esplandian semble devenir plus énorme encore : ce sont les fleurs et les feuilles de trèfle rouge qui le gonflent et le font souffler, hennir, s'époumonner.
Esplandian lui-même semble engourdi, sa tête est vague et ses paupières lourdes de sommeil ; la liqueur, née des graines de pavots, l'endort et lui ôte sa vigueur.
Si bien que, peu à peu, sous la volonté de la fée, les plantes grimpantes, enchevêtrées aux pattes du cheval un instant immobile, arrêtent son élan, que, peu à peu aussi endormi tout à fait, Esplandian, l'ennemi des fleurs, vaincu par elle, se laisse glisser de sa selle et roule à terre...
Perdican s'élance ; victorieux selon les lois du tournoi, il pose le pied sur la cuirasse de son ennemi désarçonné.
La foule joyeuse crie : "Victoire !"
Et c'est ainsi, que selon la promesse de la fée aux fleurs, Perdican devint l'époux de Cymbalaire qui savait si bien broder dans la soie.

Jérome DOUCET