Matzneff et les philosophes, 1

Par Marcalpozzo

Ses jeunes maîtresses et ses vieux maîtres ont toujours été la grande affaire de Gabriel Matzneff. Ses jeunes maîtresses ont occupé sa vie ; elles y ont introduit une bonne dose d’amour et de sensualité, donnant un sens certain à son existence. Ses vieux maîtres lui ont procuré cette « famille esthétique et spirituelle à laquelle on appartient[1] ». Or, appartenir à une lignée de pensée, c’est très nettement se définir un lien ou une filiation et un art de vivre : une diététique.

Dès sa plus tendre adolescence, à la diététique, Matzneff associa la religion. Le croisement semblerait-il si curieux ? Avant lui, Nietzsche les intriquait déjà ; lui qui pensait, comme Matzneff d’ailleurs, qu’il n’y a pas d’élévation de l’esprit sans une précaution du corps. De fait, si pour Matzneff, l’un ne va jamais sans l’autre, c’est parce qu’il est bien persuadé qu’il ne pourra jamais assurer seul son salut. « Trop lâche ou trop mou » pour cela, Matzneff demeure convaincu, à raison, que l’homme a besoin d’un « directeur spirituel ».

Ce directeur spirituel, il l’a voulu composé de règles alimentaires, d’une hygiène de vie et de l’âme, et de tous ses maîtres qui ont inspiré sa pensée, nourri sa vie, contribué à façonné son personnage. On y trouve quelques philosophes et quelques courants qui agirent sur lui comme des « révélateurs » ; qui lui permirent d’accoucher de lui-même. Matzneff a épousé des doctrines comme un « cherchant » ; conscient que ses maîtres lui offraient la possibilité de découvrir ce qui était là, en lui, à l’état latent. Matzneff n’abordera donc jamais la philosophie en universitaire. Et en cela, nous pouvons déjà saluer la démarche « vraiment » philosophique. Car, ce qui serait, pour Gabriel Matzneff, de nature à éveiller, décentrer, étonner, se doit d’être un enseignement à agir et non à parler. Cette belle idée inspirée du stoïcien Sénèque apporte d’emblée la preuve que la pensée sans l’action ne servirait à rien. Une formule que Matzneff s’appliquera sa vie entière ; elle l’inspirera dans toute son œuvre foisonnante et inextricablement mêlée à une existence faite de liberté et de rigueur ; elle révèlera la profonde indépendance d’un homme réfractaire aux courbettes et aux compromissions, et dont le destin épousera essentiellement la sagesse et le désespoir des philosophes antiques et humanistes ; le sens du soupçon des philosophes modernes.  

1.   Matzneff et les antiques

La diététique

« Aujourd’hui comme à seize ans, j’ai le feu aux joues quand je lis les noms de Lucrèce, d’Horace, de Sénèque, de Pétrone, de Plutarque, quand mes doigts effleurent l’un de leurs livres […][2] », écrit en substance Matzneff dans son Maîtres et complices. Comment d’emblée ne pas reconnaître l’influence majeure des latins, la vision du monde antique inspirant sa sensualité, son amour désespéré de la vie, sa tentation de la mort ; une sagesse à l’usage de son existence faite de désordre et de bohème.

Or, que reproche-t-on à l’auteur de Vénus et Junon ? Son libertinage. Son tempérament donjuanesque. Ses amours décomposés. Et s’il ne faut, pour autant, confondre « entre le mythe de Don Juan et le tempérament donjuanesque » de Matzneff, c’est parce que néanmoins, notre ami a le sens de l’idéal aristocratique enseigné dans les grandes morales stoïciennes ou épicuriennes de la période antique : luxure élégante, sensibilité, esprit raffiné. Don Juan est un « pauvre type », malheureux, dépendant du désir de l’autre, sans cesse à la recherche de ce désir, cynique, imbu de sa personne et pervers. Pas étonnant donc que Matzneff prenne clairement ses distances avec ce mythe, à mille lieux de la morale qui a été le fil conducteur de toute sa vie. Mais quelle est cette morale ? D’une part, sans rigueur ni tempérance, pense Matzneff, il n’y aurait point de bonheur possible. D’autre part, il s’agit de toujours garder en tête que le « relâchement » ou le « laisser-aller » son nos pires ennemis. « Donjuaniser, dit donc Matzneff, soit, mais à condition d’être capable de constance[3]. » Attention néanmoins à la nuance, et quoi que puisse prétendre le plus démocrate d’entre nous, l’hédonisme de Pétrone, les otia dia célébrés par Lucrèce ne sont le propre que d’un petit nombre. Lorsque la société de consommation s’en mêle, elle transforme cette morale aristocratique en « beauferies » abjects, « vulgarité moutonnière ». Car, il n’existe aucun sens du plaisir sans diététique. C’est-à-dire sans un sens de l’art de vivre, mais tout autant de la « sobriété » ; sobriété qui, chez Matzneff, s’étend jusqu’à la table elle-même. Il retient autant cet adage d’Apicius, que bien plus tardivement dans l’histoire des idées, de Nietzsche ou de Byron. L’auteur de Yogourt et yoga pense à leur suite que « la maîtrise du corps et celle de l’âme sont une aventure unique[4]. » A l’encontre du platonisme (que Nietzsche combattait également) ou du néo-platonisme, Matzneff adopte une morale et une méthode pour vivre heureux : réconcilier le corps et l’âme afin qu’ils se magnifient ensemble. A l’instar de Sénèque (mais également de Nietzsche qui s’inspire de Byron[5]), « la sagesse est une macrobiotique[6] ». Cela signifie en clair, qu’il ne saurait y avoir de vie heureuse sans un sens rigoureux d’une diététique mêlant un souci de la nourriture et du poids ; impliquant la sobriété d’un esprit vigilant face aux plaisirs illicites ou superflus.

Le tempérament frugal, bohème, amoureux, dandy de Matzneff ne va donc pas sans un goût profond pour la mesure et des règles que l’on s’est prescrites. De quoi étonner ces mauvais lecteurs qui n’auraient vu en l’homme qu’un cabotin, amateur de femmes et de débauches.

On trouve un ascétisme, une spiritualité, et une métaphysique qui sont à Matzneff, le rempart vigilant contre toute dissolution du moi dans la barbarie du nombre et le jeu de l’hypocrisie sociale, autant que la ligne de conduite et de vie qui le sauveront de cette renonciation d’être soi. Car, la première des sagesses qu’adopte Matzneff à la suite des philosophes antiques, et précisément latins, c’est de s’accepter, d’accueillir avec une innocente désinvolture ce qu’il y a en soi de contradictions, de « vérité multiple » et de « tourbillon avoué de passions inconciliables ». La seconde est d’accepter son sort sans se rebeller. Par exemple, nous explique-t-il, « certains de mes amis ont déploré l’apathie avec laquelle j’ai subi la cabale qui a mis fin à ma chronique hebdomadaire que, de 1977 à 1982, je donnais au Monde. Ils ont regretté que je n’aie répondu que par un haussement d’épaules aux intrigues qui aboutirent à mon éviction. […] Ils n’ont pas aimé le ton ironique et courtois avec lequel, dans ma chronique d’adieu, j’ai masqué mes blessures, et ma défaite[7] ». Mais n’est-ce pas là pourtant ce que les stoïciens nous apprennent, à savoir nous attacher à ce qui dépend de nous et nous détourner de ce qui ne dépend pas de nous ? Voilà qui est fait. Et bien fait. Sans quoi, comment pourrions-nous préserver notre bonheur ?

    La vie heureuse

 Le bonheur. Voilà un mot, un sentiment qui traverse toute l’œuvre de l’auteur du Taureau de Phalaris. Il ne détient aucune recette ; n’a ni méthode ni certitude. Matzneff avance, dans sa vie solitaire, sans se soucier de maintenir intacte sa vita beata. Parce que le bonheur n’a pas de normes. Sans règle, il n’est pas universalisable. C’est une inconnue métaphysique qui ne dépend que du hasard. Matzneff en est profondément convaincu : « Une vie où le bonheur serait continu est impossible[8]. » Mais si c’est le cas, c’est parce que Matzneff, cet amateur, ce dilettante éclairé qui nage dans les mers des morales romaines, stoïciennes, épicuriennes pour apprendre à bien vivre, ne cherche dans l’enseignement des grands maîtres, que des leçons applicables à sa propre vie ; sceptique face à la raison pratique ; ne croyant guère en la toute puissance de la raison théorique en matière de vie heureuse.

Ça n’est guère curieux de la part de ce lecteur assidu des philosophes antiques. Matzneff n’a jamais séparé les moralistes des tragédiens ou des dramaturges. Et lorsqu’il se construit un modèle de vie personnel pour une vie heureuse, il fonde le socle de celle-ci sur trois grandes notions que les philosophes, des grecs à nos jours, ont presque tous combattu : la passion, le désir, et le plaisir. A l’instar de ces grands personnages cornéliens ou raciniens, Matzneff a toujours célébré la passion, quitte à en subir les contrecoups. Les attentes, les élans, les fièvres. Racine ou Corneille l’ont inspiré dans ses emportements amoureux, les stoïciens et les épicuriens lui ont donné les médicaments pour résister au chagrin, une fois la passion rompue. Et ce, même si une longue tradition philosophique a combattu avec ardeur les passions du corps, les supposant nocives pour l’âme. Son goût pour le plaisir, il ne le partage pas non plus avec les philosophes antiques. D’abord, parce que les stoïciens refusent de confondre l’idée de bonheur et de plaisir. Ensuite parce qu’ils identifient le bonheur au souverain Bien ou à la vertu, et que le plaisir, n’étant que le résultat éphémère d’une impulsion, ne lui est en rien nécessaire. Epicure ne serait guère plus, – ou serait-il alors un Epicure matzneffisé ! – en accord avec Gabriel Matzneff, et ce, même s’il croit au plaisir comme seul moyen de parvenir au bonheur, puisque la recherche du plaisir pour ce fondateur de l’école épicurienne, est essentiellement l’atarxia et l’anomia. Vivre heureux dans la tranquillité de l’âme et l’absence de peines du corps ! Loin de la conception que nous en livre Matzneff dans ses essais, ses romans ou encore ses journaux intimes.

On peut alors aisément comprendre que l’idée d’Epicure selon laquelle, même placé dans le cuivre incandescent du taureau de Phalaris, le sage dira « Que ceci est agréable ! que je n’en suis pas ému ![9] », n’ait pas la côte auprès de Matzneff. Cette possibilité de bonheur, même sous la torture, pour le sage épicurien ne saurait être entendue de Gabriel Matzneff, parce que le sage a appris à surmonter les plaisirs corporels ; l’auteur de L’archange aux pieds fourchus a lui, au contraire, tenté toute sa vie de réconcilier la frugalité gourmande et le sens de la mesure ; l’élan dionysiaque et la consolation métaphysique.

Aussi, cette tentation stoïcienne de vouloir surmonter la souffrance en niant, à la fois la vie, les désirs, et le corps lui-même, Matzneff à la suite de Nietzsche, ne l’accepte pas. Il accepte la mesure, la tempérance, la rigueur et la vertu ; il refuse ce déni des plaisirs, du goût de la vie, et cette réduction du bonheur à une simple absence de douleurs, – sans néanmoins la négliger. Mais elle ne saurait suffire ! D’autant que la douleur, il l’accepte toute entière. Courageusement ! Il l’accepte tant qu’elle demeure inférieure quantitativement dans une même journée, une semaine ou une année, à ces moments fugaces, éphémères de bonheur partagé ou solitaire. Pour le comprendre, il suffit juste de l’écouter : « Une journée où, de dix à douze heures, vous avez souffert d’une douloureuse crise de gravelle, puis où, de trois à sept, vous avez tenu dans vos bras la jeune personne que vous aimez, n’est pas une journée uniment heureuse : c’est une journée ou vous avez connu deux heures de malheur et quatre de bonheur[10]. »

Matzneff ne refuse pas la souffrance. Pour le chrétien, la souffrance est ce sésame qui lui assure une entrée au paradis. Pour Matzneff, en excellent lecteur de Nietzsche, on ne saurait accueillir en soi le plaisir, sans recevoir en contre partie le même degré de peines. Et, en maître ès ruptures, les multiples et variées possibilités de douleurs l’ont traîné du paradis à l’enfer, sans que notre homme n’en ait rien fait. Ayant également renoncé aux obligations, et par conséquence logique, à la sécurité, le courage fut alors nécessaire pour ce preux chevalier métaphysique, afin de surmonter la souffrance des incertitudes des lendemains.

 La mort volontaire

 Néanmoins, si la souffrance est le pendant obligé du plaisir, si l’on veut accueillir la vie et l’intensité en soi, elle n’en présente pas moins des limites. C’est Sénèque, une fois de plus, cité par Matzneff dans un article de jeunesse, mainte fois lu et relu par un Montherlant se donnant la mort à la fin de sa vie, qui dit : « bien mourir, c’est échapper au danger de mal vivre[11]. » Sénèque est un stoïcien qui, à l’encontre de la condamnation platonicienne, invite le sage à se donner la mort plutôt que vivre une fin de vie faite de souffrances vaines.

« Nous ne pouvons nous plaindre de la vie pour la raison qu’elle ne retient personne. La condition de l’homme est bonne, nul n’étant malheureux que par sa faute. La vie te plaît ? Vis. Elle ne te plaît pas ? Tu peux retourner d’où tu es venu[12]. » Sous la plume de Matzneff, voilà de quoi de nouveau irriter : en 1959, il écrit un texte sur le suicide chez les romains ; en 1978, il prononce à Djerba, un colloque sur le suicide philosophique[13]. Matzneff est cet homme qui a le goût de la vie, et de la liberté. Sa vision du suicide n’est donc pas celle d’un dépressif qui déprécierait la vie. Ce serait là encore l’avoir bien mal lu ! Néanmoins, à quoi tient cette dernière ? Comme le craquement d’une allumette dans la nuit, elle se résume à un bref instant dont il s’agit de profiter jusqu’au bout. Soit. Mais à condition de n’être pas prisonnier de cette vie-là. De conserver ce qui nous est le plus précieux : notre liberté. Ecoutons donc Matzneff lui-même, qui ne manquera pas, là encore, d’en effaroucher quelques-uns : « La vie est une aventure passionnante, qui mérite mille fois d’être vécue. Mais si nous devons apprendre à bien vivre, nous devons également, si le cas y échoit, apprendre à bien mourir. Personne ne souhaite voir sa maison en flammes, mais le jour où, par malheur, la maison flambe, nous sommes contents de pouvoir nous en échapper par l’issue de secours. Le suicide est cette porte de secours. Laissons-la entrouverte[14]. »

Cette pensée, à la fois très controversée et lucide sur la mort volontaire, est le propre de l’acte philosophique stoïcien. Plus précisément, et contre toute attente, le suicide philosophique est selon le stoïcisme une acte purement moral. Car, ne sera moral pour cette école, que ce qui dépend de nous. Ce qui sera indifférent ce qui ne dépend pas de nous. Le regard lucide que porte donc notre écrivain orthodoxe sur le suicide, est largement inspiré de cette morale stoïcienne qui subordonne le bien et le mal au bon et au mauvais. Sera bien toute attitude qui accepte ce qui arrive comme voulu par le destin. Il y a donc là un renversement sidérant de notre manière ordinaire de voir les choses, de nos jugements de valeur toujours dépendants des conventions sociales ou de nos passions. Matzneff a approuvé et intégré cette pensée à propos du suicide à laquelle le stoïcisme a donné ses lettres de noblesse, à l’inverse de toutes ces écoles tel le pythagorisme, le platonisme ou encore le néoplatonisme qui le condamnait : le sage vit tant qu’il veut ; le vulgaire tant qu’il peut. « […] jusqu’à sa mort l’homme beau doit rester beau, consigne Matzneff dans ses carnets intimes. Errol Flynn a été beau jusqu’à son dernier jour. C’est un modèle que j’entends imiter[15]. »

Voilà donc qui est clair à présent : cet héritage antique, ces lettres gréco-latines, a donné à « ce Français d’origine étrangère »[16], l’apatride, ces racines nécessaires, une mémoire, une transmission. « Plaisir du latin, joie du latin, jouissance de cette âpre et mélodieuse écriture. Une vie sans latin vaudrait-elle d’être vécue ? Je ne le pense pas[17] », écrit Matzneff. Un héritage capital, qui a fondé l’humanisme français ; a inspiré la philosophie du soupçon de Schopenhauer et Nietzche. 

(A suivre)  
(Paru dans Gabriel Matzneff, Collectif dirigé par F. Georgesco, Ed. du Sandre, 2010)
  


[1] Maîtres et complices, (MC) Paris, coll. « La petite vermillon », La table ronde, 1999, p. 13.

[2] Idem, p. 19.

[3] Idem, p. 105.

[4] Le taureau de Phalaris, Dictionnaire philosophique, (TP), Paris, coll. « La petite vermillon », La table ronde, 1994, p. 87, « Diététique (2) ».

[5] Auquel Matzneff consacrera un livre, La diététique de Lord Byron, Paris, La Table ronde, 1984, repris en Folio-Gallimard, 1987. 

[6] MC. p. 75.

[7] Idem, p. 19, « Acceptation ».

[8] TP, 52, « Bonheur (1) ».

[9] Cf. TP, p. 8 et sq., et MC, p. 45 et sq., Le défi (D), Paris, coll. « La Petite Vermillon », La Table ronde, 1965, 1977, 1988, 2002, p. 154 et sq.

[10] TP, p. 52.

[11] « Le suicide chez les romains », D, p. 147.

[12] Sénèque, Lettres à Lucilius, n°70, cité par G. Matzneff, Idem, p. 149-150.

[13] Cf. « Le suicide philosophique » in Vous avez dit métèque ?, VM, Paris, La Table ronde, 2008, p. 183 et sq.

[14] Idem, p. 198.

[15] Carnets noirs, 2007-2008, Paris, Léo Scheer, 2009, p. 321.

[16] VM. Voir précisément sa préface, p. 5 et sq.

[17] TP, p. 142, « Humanisme ».