Matzneff et les philosophes, 2

Par Marcalpozzo

Cette idée très stoïcienne qui nous recommande de ne nous préoccuper que de ce qui dépend de nous, et de nous détourner de ce qui ne dépend pas de nous, nous conseille par conséquent de nous désintéresser de la richesse, de la célébrité et des carrières politiques. Cela nous entraîne aux Essais de Montaigne dont le moins que l'on puisse dire, c'est que Matzneff lui doit beaucoup. Emportant dans son paquetage de bidasse, les confessions de cet ancien maire de Bordeaux qui, neuf ans après la mort de son ami intime La Boétie, se retire dans son château de Montaigne afin d'entrer en quête d'une vie faite d'authenticité, et ainsi rédiger ses premiers commentaires. Ce grand lecteur des philosophes antiques a aidé Matzneff à ne plus avoir peur de ses contradictions ni de ses passions ; à ne plus craindre de les confesser dans ses livres.

Est-il utile de rappeler ici que Gabriel Matzneff a consigné dans des carnets noirs Moleskine®, son journal intime, tenu au jour le jour, ne cachant rien de ses " amours décomposés ", de ses angoisses, de ses colères, de ses déceptions, de son désespoir ? Une scandaleuse absence de pudeur pour certains, mais qui a fait de lui, un écrivain de la mémoire : un homme qui déteste oublier, renier ou encore effacer ; un écrivain qui couche tout sur le papier ; fait de son existence une œuvre ; maintien en vie, voire ressuscite s'il le faut, ses amours oubliés. Ce courage de la confession publique, il le doit à Montaigne lui-même. L'écrivain du " moi " (que Pascal accusait d'être haïssable) ; l'écrivain des profondeurs de l'âme ; le héros philosophique de l'introspection. Se montrer sans masques ; prendre le risque de se livrer dans sa plus grande " vérité ". Ce pari, loin du narcissisme honteux que l'on lui prête, est un acte de bravoure : celui de ne rien esquiver ; d'oser être ce que l'on est ; de conserver intacts les évènements d'une vie que la mémoire aurait autrement dévorés. Une tentative réussie de concilier Héraclite, la métaphysique du devenir, et Parménide, le découvreur de la permanence.

Cette révélation de soi, cette confession publique qui vous met en danger, Matzneff l'a toujours assumée, et ce, depuis son adolescence. " Ecrire son journal intime, c'est la confession auriculaire ; le publier, c'est la confession publique. " Dévoiler ses plus intimes détails de sa vie amoureuse ; nourrir ses livres de ce qu'il a vécu. " Je ne suis pas un écrivain de l'imaginaire, écrit-il. Peut-être est-ce à cause de cela que je tiens l'oubli du passé pour une horrible impiété, un péché contre l'esprit. " On ne trouve pas énormément de journaux intimes dans la littérature française. Et l'on n'en trouve assez peu d'aussi complets que ceux de Matzneff, dont l'obsession se résume à ne point faire d'impasses, quitte à prendre le risque du piloris, des cabales orchestrées par la " bien-pensance ". C'est dans le texte de Montaigne, que l'auteur de Calamity Gab apprend à trouver le courage d'être véridique, contre la société moutonnière, dont l'objectif est de " nous mettre sur des rails, (de) nous imposer un moule, (de) nous faire jouer " un personnage d'emprunt " ".

Entre humanisme et moralisme

Montaigne est le disciple d'Héraclite, de Pyrrhon, d'Epicure et de Plutarque. Sa passion pour la vérité ; cette joie élégante qui a le sens de l'incarnation et le respect de la vitalité du corps ; son mépris pour un enseignement trop universitaire qui met de côté l'action. Cet humanisme de Montaigne lui a donné la force de se peindre, d'observer et de donner à voir ses humeurs, ses inclinations, ses fantaisies, ses maladies, ses vertus et ses vices. Cette approche de soi, décomplexée, dégagée de toute moraline condamnant sans appel, ce que l'on a étiqueté de " littérature égotiste ", cette philosophie de l'affirmation (qu'il partage avec Nietzsche), il la doit là encore à Montaigne. Aussi, s'agit-il ici tout de même de préciser que les Essais ne sont en aucune manière une autobiographie. " Ce sont mes gestes que j'escris, c'est moy, c'est mon essence ", confesse Montaigne. Ayant en détestation les modèles, rejetant toute théorie de l'existence pour se préoccuper de la seule pratique, refusant les programmes philosophiques et les dogmes qui vont avec, Montaigne est le propre même de l'écrivain qui rédige ses Essais, pour à la fois affirmer l'originalité de ses expériences à toutes les pages, et par ricochet, présenter un homme qui ne craint pas de se jeter dans la vie à corps perdu. On y reconnait bien évidemment Matzneff qui, inspiré des latins comme nous l'avons déjà vu, préfère l'action aux bavardages dogmatiques ; s'est toujours moqué du panurgisme moral qui condamne les écrits sur le moi. Autre parallèle possible entre les deux écrivains : cette conception de la vie accordant une place principale au corps et à l'instant présent. " La morale, le sens du bien et du mal, n'ont rien à voir avec le lit ou la table. Il y a des salauds chastes et des libertins au cœur noble et bon. Il y a des buveurs d'eau méchants et de charmants ivrognes. Gueuletonner avec des amis aussi gourmets que moi, coucher avec une jeune personne qui me désire et que je désire, voilà des actes parfaitement innocents. Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat. "

Voilà donc un vrai tempérament d'homme de lettres passionné, aimant l'amour ; cette inspiration, il ne la retrouve pas seulement chez Montaigne, mais également chez La Rochefoucauld, écrivain, artiste et homme libre qui trempa " sa plume tantôt dans l'encrier chrétien et tantôt dans l'encrier païen ". Mais La Rochefoucauld est un moraliste. Or, de la morale, Matzneff se méfie. Lorsque le duc explique le dessein des maximes en expliquant que " la vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de bruit, a été établie sur de faux fondements, et que l'homme, tout persuadé qu'il est de son mérite, n'a en soi que des apparences trompeuses de vertu, dont il éblouit les autres et dont souvent il se trompe lui-même lorsque la foi ne s'en mêle point ", cela sent la stratégie. Oui ! Mais voilà ! Comme le précise Matzneff, malgré cela, La Rochefoucauld ne fut jamais inscrits au moindre programme d'un institut théologique ou cité dans un sermon dominical. Et pour cause : La Rochefoucauld, comme Byron, Casanova, Dostoïevski ou Matzneff lui-même, était attiré par " les tendrons ". Et Matzneff ne peut là s'empêcher de penser à ces " nouveaux inquisiteurs " qu'il abhorre, et qui s'emploieraient à " vertueusement faire monter au bûcher " ces écrivains inscrits hier ou aujourd'hui sur ces listes sulfureuses condamnant le libertinage, le jansénisme, le cynisme ingénu, etc.

De fait, et malgré le christianisme galopant dans ses maximes, si La Rochefoucauld reçoit les faveurs de Matzneff, c'est d'abord parce que ses textes sont d'inspiration épicurienne, d'autre part, c'est parce que moins qu'un éducateur au sens scolaire du terme, La Rochefoucauld fut " un séducteur, un initiateur ".

Un initiateur, comme quelques autres, dans la bibliothèque de Gabriel Matzneff, parmi lesquels nos deux modernes : Nietzsche et Schopenhauer.

C'est cet " adolescent byronien, révolté, nihiliste, écorché vif " qui fit la découverte du plus grand pessimiste de l'histoire de la philosophie : Schopenhauer. Ce philosophe allemand qui n'hésitait pas à braver le grand Hegel, en programmant à Iéna, ses cours aux heures pendant lesquelles le grand maître de la dialectique triadique enseignait. Le père du monumental Le Monde comme volonté et comme représentation. L'éducateur de Nietzsche.

Farouche ennemi des systèmes philosophiques, homme d'une unique pensée, tous ses thèmes de prédilection tournent autour de la connaissance, de l'art, de la femme, du style, etc., cet ermite, ce polémiste brillant, ce pessimiste amer ennemi de la volonté a ébloui Matzneff dès leur première rencontre. D'abord, parce que Schopenhauer a prétendu toute son existence s'en tenir à la vérité, cette âpre et terrible vérité, mais surtout parce que " cet épicurien aux mœurs sybarites [...], amateur de bons vins et de jeunes personnes du sexe, n'a assurément aucune leçon dionysiaque à recevoir de Nietzsche ". Il est vrai que Nietzsche, le philosophe du " oui ", de la joie tragique, a vécu bien des années d'errances, sans relâchement, contraint par la maladie, en 1879, de renoncer à sa chaire de Bâle ; fuyant ses douleurs, sa maladie, peut-être même se fuyant lui-même ; vagabondant entre Gêne, Venise, Sils Maria, Eze, Nice. Un destin brutalement brisé à Turin, en 1889, sombrant soudain dans une démence irréversible qui le condamna à dix dernières années de vie littéralement végétative.

Profondément marqué par Dostoïevski, n'ayant eu de cesse de le lire, et de le méditer, ils partageront ensemble, cette fascination pour l'athéisme mystique, la tentation de l'antéchrist. Parce que son œuvre ne se veut ni systémique ni dialectique, Nietzsche n'aura de cesse, d'un livre à l'autre, d'affirmer une pensée, puis d'apporter la pensée contraire. Par exemple, le christianisme qu'il a combattu avec une âpreté sans égale, il l'accusera d'être l'invention perfide des faibles, une apologie de la défaite, de la lâcheté, de la souffrance et de la mort. Mais on trouve également sous sa plume, des pages entières où son admiration pour la personnalité singulière du Christ, laisse profondément perplexe. Nietzsche que l'on a longtemps accusé d'être lui-même l'antéchrist, combattant avec un héroïsme fascinant la faiblesse, la soumission, l'abdication de la volonté de l'homme du troupeau, lui opposant l'homme inspiré par la volonté de puissance, - et ainsi, portant à l'hégémonie la figure symbolique du Christ crucifié, parce qu'elle représentait ce qu'il disait détester -, ne pouvait néanmoins faire autrement que séduire Matzneff l'orthodoxe. Certainement, parce qu'il est aussi le père du Zarathoustra, et qu'il a, dès son premier ouvrage, La naissance de la tragédie, célébré la figure dionysiaque, au point de s'y identifier jusqu'à la démence au fil de ses livres et de sa vie : " L'art dionysien lui aussi veut nous convaincre de l'éternelle joie de l'existence ; seulement, nous ne devons pas chercher cette joie dans les apparences, mais derrière les apparences. Nous devons reconnaître que tout ce qui naît doit être prêt pour un douloureux déclin, nous sommes forcés de plonger notre regard dans l'horreur de l'existence individuelle [...]. "

Cet esprit dionysiaque face à l'aspect profondément tragique de la vie, Matzneff l'a épousé dès son adolescence, et ne s'en est jamais défait. On peut lire, dans son Maîtres et complices, de très belles pages qui sont consacrées à ce maître de vie, et la tentation ne fut pas trop grande, de lui accorder un bel éloge. Ce pourfendeur de toute pesanteur, cet amateur de la danse et de la liberté créatrice, ce philosophe de l'affirmation et du thème prométhéen du surhomme a permis à Matzneff de triompher de la vulgarité petite-bourgeoise, de surmonter la détresse de sa tentation au désespoir. Il y a également son ami Cioran, avec lequel il partage sa passion pour les philosophes latins, Schopenhauer, Byron, et pour la diététique. Il lui accorde également de très belles pages.

Cioran est reconnu pour avoir été ce grand professeur de désespoir en philosophie. Pourtant, Matzneff le voit bien autrement. Il écrit : " Cioran nous aide à supporter l'horreur d'être et même à l'aimer. " Sa peine à vivre, à assumer la cruauté du réel, il l'affronte avec Cioran et le philosophe qu'il admire le plus : Schopenhauer.

La pharmacie de Matzneff

Plus encore que Nietzsche lui-même selon Matzneff, Schopenhauer est ce philosophe exigeant qui affronta l'énigme de l'existence non sans un remarquable courage. Celui de la vérité. Et si, pour autant, Schopenhauer pense que la vie est un incessant pendule entre souffrance et ennui, rongée par la puissance d'un vouloir-vivre irréversible, une solution se montre toutefois possible : tout bonnement nier ce vouloir-vivre. Une sortie de secours offerte aux âmes supérieures. Et Schopenhauer de citer Byron, écrivant sur le mode romantique : " Are not the mountains, waves and skies, a part/ Of me and my soul, As I of them. " A travers les phénomènes particuliers, l'artiste génial sait saisir et contempler les idées, puis induire ces états de contemplation auprès du public. Cette solution offerte comme alternative à cette vie de souffrances sans trêves que représente le monde du vouloir et du désir, où l'on y brigue une charge, où l'on y désire un emploi, où l'on souhaite y prendre un état, aux contacts répétés des textes de Schopenhauer, Matzneff a su échapper, devenir cet homme et artiste libre qui écrivit et vécut toute son existence durant, sans craindre les fougues de la société du spectacle et des censeurs.

Schopenhauer fut ce médicament, cet éducateur qui apprend à vivre, et à bien vivre. Chestov également, qui l'inquiéta et le tint éveillé ; lui permit d'assumer sa foi. A l'instar de Chestov d'ailleurs, Matzneff pense que " parler des autres n'est qu'un subterfuge pour parler de soi, se confesser avec le maximum d'impudeur ". Eh oui ! Schopenhauer, Nietzsche, Chestov, Berdiaeff, Dostoïevski sont ces " aventuriers tragiques " qui ont, non seulement inspiré l'œuvre et la vie de Matzneff, à la fois en la bouleversant et la structurant, mais lui ont été, autant que les antiques, un médicament et un révélateur de soi.

Voilà pourquoi Gabriel Matzneff a fait de tous ces philosophes des maîtres de vie. Il a lu, assimilé, mâché leurs textes ; vécu auprès d'eux, cheminé avec eux, habité le monde en leur compagnie. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'une telle complicité et là, fort encourageante, pour l'ensemble d'entre nous.

(Paru dans
Gabriel Matzneff, Collectif dirigé par F. Georgesco, Ed. du Sandre, 2010)