Et si j'étais....lui: une nouvelle

Publié le 15 janvier 2011 par Gisèle Frenette

On me demande souvent si j'écris autre chose que des articles de santé. Voici un texte que j'ai écrit en 2008 pour un concours de nouvelles. Il a été retenu et publié dans un recueil de 17 nouvelles et récits (Jean-Paul Parisé, Éditeur Botakap). C'était ma première incursion dans le monde de la fiction. Bonne lecture!
Et si j’étais… lui
« …si vous le connaissez, si vous pensez l’avoir rencontré, s’il vous plaît, communiquez avec la Sûreté du Québec immédiatement… » La télévision continuait son monologue pendant que je me concentrais sur le dessin d’un super héros, création mythique de mon imaginaire. Sans un regard pour la télé tant ma concentration était grande, je m’efforçais de reproduire dans mon cahier à pages blanches, un intrépide personnage sorti tout droit d’un monde chimérique. Langue pincée entre mes lèvres serrées trahissant mon effort, le portrait prenait forme. « …La Sûreté du Québec divulgue à l’instant le portrait vieilli par traitement informatique de ce à quoi pourrait ressembler Jean-Paul Parisé, aujourd’hui, 18 ans après son enlèvement… » Au mot portrait, j’ai levé la tête par curiosité.
—Oh mon Dieu! m’exclamai-je, décontenancé, le crayon pointé dans l’air du temps.
Le portrait en question était mon parfait sosie. Visage allongé, front haut, nez bien proportionné, lèvres en forme de cœur avec un semblant de fente au menton, je croyais me regarder dans un miroir. N’ayant porté que peu d’attention à l’information qui diffusait, je m’empressai de monter le son. Il s’agissait en fait d’une émission télévisée en direct portant sur les personnes disparues au Québec. On passait tour à tour la photo d’un jeune bambin d’environ 2 ou 3 ans et celle de mon double, entrecoupées par l’image réelle d’un couple de belle apparence probablement dans la quarantaine. L’émission tirant à sa fin, l’animatrice dispensait les derniers remerciements pendant que défilaient des images d’enfants disparus, certains depuis plus de vingt ans si je me fiais aux dates au bas de l’écran.
Ayant perdu toute envie de dessiner, je sortis de mon petit studio d’étudiant pour me diriger vers le dépanneur à trois coins de rue de chez-moi. Tout en appréciant cette belle journée du mois d’octobre, je repensais à ma fête d’anniversaire qui avait eu lieu quelques jours plus tôt. Le 28 septembre avait été une journée particulièrement mémorable cette année. Entouré d’une bonne dizaine d’amis, la plupart comme moi, étudiants à l’Université Laval, j’avais entamé ma deuxième décennie à coups d’éclats de rire et de musique. Peu d’importance était portée à cet anniversaire pendant que je grandissais sur une ferme près de la municipalité de Beaupré. Alors que plusieurs de mes compagnons d’école se voyaient offrir une grande fête d’amis, mes parents tenaient à souligner l’événement à la maison, par un gâteau et un ou deux cadeaux. Je me souviens encore de la réponse intransigeante de mon père alors qu’à la veille de mes dix ans, j’avais osé réclamer haut et fort un vrai « party de fête » avec mes amis. Il avait répliqué d’un ton qui ne laissait place à aucun compromis: « Denis, les autres font comme ils veulent. Ici, chez les Caron, on fête ça en famille! » Il faut dire que n’ayant pas de famille ni l’un ni l’autre et travaillant de longues heures sur la ferme, mon père et ma mère vivaient une petite vie bien tranquille avec un minimum de contact extérieur. J’ai toujours pensé que c’était pour se faire pardonner ce refus que mon père accepta enfin de laisser entrer un téléviseur dans notre maison.
C’est en attendant mon tour au comptoir du dépanneur, que j’ai senti un regard insistant posé sur moi. Une jeune fille d’une quinzaine d’années me dévisageait. Croyant avoir affaire à une adolescente pâmée sur mon look quand même très avenant, je la remerciai d’un sourire. Encouragée, elle s’approcha et me dit que j’avais l’air très familier. Avec un haussement d’épaules et sans plus d’explication, je quittai le petit commerce, mais non sans me permettre un dernier coup d’œil à son roulement de hanches audacieux alors qu’elle s’éloignait elle aussi.
En me préparant un plat de pâtes pour mon repas du soir, toutes sortes de pensées me traversaient l’esprit. L’esquisse de mon super héros que je devais fournir à mon titulaire de stage dans moins de deux jours, le retour d’appel que ma mère attendait, mon linge sale qui décorait présentement un coin de plancher de mon studio, des images d’enfants disparus, et une drôle de sensation comme si j’oubliais quelque chose d’important. Les photos des enfants recherchés continuaient à défiler dans ma tête. Je me demandais si je reconnaîtrais vraiment quelqu’un après avoir vu sa photo pendant quelques minutes seulement. J’étais doté depuis toujours d’une mémoire photographique plus développée que la moyenne des gens. J’avais appris que beaucoup d’artistes en sont pourvus, ce qui les aide à mémoriser une quantité surprenante de détails qu’ils peuvent ensuite reproduire à leur guise. Néanmoins, je ne semblais pas pouvoir me souvenir des visages que j’avais vus à la télé cet après-midi même.
J’ai peur. L’image est floue. Les images changent rapidement. Je me promène dans une rue passante, mais je ne marche pas. Je flotte. Je vois une foule de gens, des voitures, des magasins. Quelqu’un a coloré toutes les feuilles des arbres en jaune, orange et rouge. J’aime bien me promener si haut même si je me fais un peu balloter. On me dépose par terre. J’étais assis sur les épaules de quelqu’un. De plus en plus de gens se pressent autour de moi. Maintenant, je ne vois que des sacs à mains et des jambes, des tas de jambes. Une main toute douce tient ma menotte bien serrée dans la sienne. Il y a de la musique et peut-être bien un spectacle. Mais oui, je vois un clown sur une étrange de bicyclette avec juste une grande roue, et un autre clown qui lui court après. Il y a plusieurs gros ballons presqu’aussi grands que moi et des cerceaux aussi. Les gens rient très fort. Tout d’un coup, j’échappe la main qui me tient. On applaudit. Tout le monde est de bonne humeur. Je ris. Puis, on me bascule; toutes ces jambes se sont mises à bouger en même temps. La musique s’arrête. Une main se glisse dans la mienne et c’est avec l’insouciance d’un enfant de deux ans que je continue ma promenade. J’ai peur. Je ne sais pas pourquoi. Je pleure, j’ai froid, j’ai mouillé mon lit. Mais maman ne vient pas. Une dame vient à sa place. Elle n’est pas jolie comme maman, mais elle me sourit. Elle me dit : « Ne pleure pas Denis, tout va bien. » Mais mon nom n’est pas Denis. Mon nom est Jean-Paul Parisé. J’ai deux ans. Je le sais parce qu’à ma fête la semaine passée, j’ai eu un gros gâteau au chocolat avec deux bougies. Tout tourne, les clowns, une main qui vient vers moi, « Viens mon beau Denis, viens avec maman mon bébé chéri. » J’ai froid, je tombe, j’ai peur.
—Maman!
Mes yeux s’ouvrent soudainement. La lumière du jour pénètre dans ma petite pièce. Il fait froid. Je me sens bizarre, un peu perdu. Peu à peu, le sentiment s’estompe, mais pas complètement. Quel rêve! Ou plutôt, quel cauchemar! Je déteste me réveiller comme ça. Je n’ai pas l’habitude d’être si facile à attendrir, mais il faut croire que cette émission d’enfants disparus d’hier avait touché un point sensible. J’ai un vague pressentiment que quelque chose dans ma vie a changé. J’ai pourtant autre chose à faire que de penser à ça. Je dois mettre au monde un super héros absolument époustouflant si je veux impressionner mon responsable de stage.
Malgré toute ma bonne volonté, je me laisse attirer par mon ordinateur. Mes doigts pitonnent rapidement vers un site d’enfants disparus. Mais il y en a des centaines. C’est incroyable! Il y a tellement de sites différents. Finalement, je presse un onglet qui s’intitule « Disparus mais pas oubliés ». Il s’agit d’enfants disparus depuis plus de dix ans. Sans trop d’espoir de retrouver la trace de mon sosie, je tape le nom de Jean-Paul Parisé. Même en m’y attendant, l’apparition de mon visage qui me regarde droit dans les yeux me fait sursauter.
La gorge sèche, les paumes des mains moites, je retiens mon souffle en lisant la description : « Jean-Paul Parisé, né le 28 septembre 1972, est disparu le 6 octobre 1974, lors d’une promenade avec sa mère sur la rue St-Jean à Québec. Lors de sa disparition, il portait une salopette bleue, une chemise à manches longues jaune et un manteau doublé de laine de mouton… Natifs de cette ville, son père Martin Parisé, avocat, et sa mère Johanne Morin, infirmière, résident toujours à la même adresse. Ils n’ont jamais perdu espoir de retrouver un jour leur fils adoré. Signes distinctifs : cheveux blonds très pâles, yeux bleus et une tache de naissance rouge violacé en forme de fer à cheval sous l’aisselle gauche.
C’est à ce moment que ma vie a basculé. Trop de coïncidences. Ce n’était pas possible.
—Bureau de la Sûreté du Québec. En quoi puisse vous aider?
—Je pense … je pense que je suis Jean-Paul Parisé…