[Europe - Activisme] WikiLeaks contre la diplomatie du secret

Publié le 18 janvier 2011 par Yes

Le 28 novembre 2010, WikiLeaks débute son opération de révélation de plus de 250000 télégrammes confidentiels de la diplomatie américaine. Peu de temps après, son porte-parole Julian Assange est arrêté pour viol et les pressions se multiplient, alors que les premières révélations sont diffusées dans les grands médias. Cette affaire, qui déstabilise le petit jeu de la diplomatie impérialiste, constitue un fait politique intéressant à plus d’un titre.

WikiLeaks est un site web lanceur d’alertes, qui fonctionne comme une sorte de boîte aux lettres anonyme en ligne et sert à récolter les informations confidentielles du monde entier pour les publier, après vérification de leur authenticité et de leur pertinence. L’équipe est composée de plus de mille volontaires anonymes. Le site a déjà fait parler de lui à plusieurs reprises depuis sa création en 2006 : des documents secrets sur les négociations de l’ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon) sont publiés en 2008, révélant ce projet de traité international qui menace gravement la liberté sur Internet. C’est aussi WikiLeaks qui a publié en avril 2010 la fameuse vidéo d’un raid meurtrier d’hélicoptères de l’armée américaine en Irak qui massacrent 18 civils dont deux journalistes de l’agence Reuters, vidéo qui provoqua un scandale dans le monde entier. Par la suite, les lanceurs d’alerte passent à la vitesse supérieure : ils publient 91 000 documents militaires américains secrets sur la guerre en Afghanistan le 25 juillet, suivis par 391 832 documents secrets sur l’Irak le 23 octobre (où l’on découvrit que la torture de masse était pratiquée par le nouveau gouvernement irakien). Mais WikiLeaks a encore d’autres lapins dans son chapeau : le 28 novembre commence la diffusion de plus de 250000 câbles échangés par les diplomates des Etats-Unis, dont plus de 15000 sont classés « secrets ».  Ces documents sont cependant filtrés : une première fois par WikiLeaks et une seconde fois par le New York Times, le Monde, El Pais, le Guardian et Der Spiegel, qui ont obtenu l’exclusivité de ces informations et collaborent gentiment avec leurs gouvernements respectifs pour essayer d’éviter des révélations trop gênantes.

Les premières informations dévoilées par WikiLeaks

Seuls 2000 des câbles diplomatiques de WikiLeaks ont déjà été publiés, soit moins d’un pourcent du total. Ils contiennent déjà plusieurs “révélations”, souvent des confirmations, sur la politique étrangère de l’impérialisme US. C’est le cas de cette dépêche importante, aussi scandaleuse que peu surprenante, qui expose comment le Département d’Etat des USA déploie ses efforts pour utiliser chacun de ses diplomates dans le monde comme espion, certains allant jusqu’à récolter des informations biométriques (empreintes, etc.) d’officiels des Nations Unies du plus haut rang. Concernant deux “terrains de jeu” connus de l’impérialisme, le Moyen-Orient et l’Amérique Latine, voilà par exemple ce qu’on peut trouver :

Moyen-Orient :

Les membres du Fatah ont demandé à Israël d’attaquer le Hamas dès 2007 et Israël leur a offert, juste avant le massacre de l’opération “Plomb durci”, de prendre le contrôle de Gaza, ce que le Fatah a refusé. WikiLeaks révèle aussi quelle technologie militaire états-unienne a voulu utiliser Israël contre l’Iran, alors que les pays arabes du Golfe étaient convaincus qu’il fallait régler le problème palestinien pour diminuer l’influence iranienne et craignaient qu’une attaque contre celui-ci ne menace leur propre sécurité. Dans un autre câble, le général israélien Amos Gilad admet d’ailleurs que “l’obsession israélienne” concernant l’Iran va parfois à l’encontre des intérêts des Etats-Unis dans la région.

Amérique Latine :

L’ambassade des États-Unis au Honduras a admis que les militaires et les politiques putschistes de 2009 mentaient ouvertement et étaient dans l’illégalité la plus totale depuis le début. A l’appui de ces révélations, Manuel Zelaya compte saisir la Cour Pénale Internationale contre les États-Unis, qui ont couvert le coup d’Etat. Par ailleurs, le président mexicain Felipe Calderon et l’ancien président colombien Alvaro Uribe ont conseillé aux USA de  renforcer leurs liens avec le Brésil, l’Uruguay et d’autres gouvernements latino-américains pour canaliser Chavez. L’Eglise catholique et son influence dans les affaires du monde sont encore une fois prouvées par l’attitude de l’archevêque vénézuélien Baltazar Porras, qui ne ménage pas ses efforts pour convaincre les USA de se durcir face à Chavez, en offrant même ses services pour les aider dans cette mission.

L’embarras, la répression, la solidarité

Inutile de dire que le gouvernement états-unien n’a pas bien pris ces fuites. Dans le camp Républicain mais aussi chez de nombreux Démocrates, comme le vice-président Joe Biden, on n’a pas hésité à qualifier Julian Assange et ses camarades de « terroristes », certains allant même jusqu’à appeler à leur assassinat. Les médias dominants sont partagés entre la joie d’avoir des scoops à profusion et leur allégeance plus ou moins grande à leur gouvernement. Le  New York Times a ainsi soigneusement sélectionné des câbles pour défendre un prétendu soutien  massif des gouvernements arabes à un bombardement de l’Iran par l’armée US. Wolf Blitzer, de CNN, a même imploré le gouvernement de mieux cacher ses secrets et nombre d’éditorialistes ont glosé sur l’ « irresponsabilité » de WikiLeaks qui mettrait en danger la sécurité de l’Occident et celle des USA en particulier.

Pendant ce temps, Bradley Manning, l’ancien analyste du renseignement US soupçonné d’être la taupe de WikiLeaks, est détenu depuis sept mois et risque une peine de prison à perpétuité. Jusqu’à présent, il n’y a pas de procès contre lui et il n’a presque aucun contact avec l’extérieur. Son sommeil est fréquemment interrompu et il n’a même pas droit à un oreiller. Quant à Assange, Interpol l’a mis sur une « liste rouge » fin novembre 2010 après que la Suède ait émis un mandat d’arrêt contre lui pour…viol. Une étrange coïncidence qui  tombe à pic pour beaucoup de monde. L’intéressé, qui récuse fermement ces accusations, s’est présenté spontanément à la police. Après neuf jours de prison, Julian Assange se trouve actuellement en libération conditionnelle sous contrôle étroit de la police, dans un manoir de la campagne anglaise, possédé par un riche soutien de WikiLeaks. Assange n’est pas le seul à subir la répression car c’est bien WikiLeaks qui est visé : le service de paiement en ligne PayPal, les sociétés Visa et MasterCard, Bank of America et la banque suisse Postfinance ont bloqué les transactions de WikiLeaks et de Julian Assange. Il faut dire qu’en 2008, WikiLeaks a publié des dossiers de la banque suisse Julius Bär sur des clients qui avaient un compte bancaire aux Iles Caïman… Assange a dénoncé cette censure à l’occidentale, « une censure économique extrajudiciaire, résultant d’ingérences politiques visant des multinationales. Ces pressions s’étendent aux banques suisses, sensibles aux menaces américaines de réglementation des flux financiers. ». De nombreux procès sont intentés à WikiLeaks, ce qui coûte énormément d’argent. Le site a trouvé la parade au moyen de transferts d’argent vers des comptes en Islande et en Allemagne, ou via mandat postal vers des adresses en Angleterre et en Australie. WikiLeaks subit aussi des attaques informatiques visant à l’empêcher de fonctionner. En résumé, l’impérialisme états-unien et ses relais sortent l’artillerie lourde pour réduire WikiLeaks et ses taupes au silence. Assange a d’ores et déjà dit qu’il craignait pour sa vie, une manière intelligente de limiter le risque d’assassinat politique.

Face à ces attaques multiples et multiformes, plus de 1500 sites dans le monde ont repris tout ou partie du contenu de WikiLeaks en créant des sites “miroir”. Julian Assange a reçu le soutien de nombreuses personnalités, parmi lesquelles le cinéaste britannique Ken Loach et le philosophe américain Noam Chomsky. Une Opération Revanche massive montée par le collectif « Anonymous » a eu lieu contre les organismes et entreprises qui collaborent à la répression de WikiLeaks. Le but de ce cyber-blocage était la surcharge des capacités des sites cibles, pour les mettre temporairement hors-service. Pour l’instant, Washington et ses alliés n’ont pas encore réussi à faire plier les rebelles de WikiLeaks, qui continuent leur action.

La vision stratégique de Julian Assange : l’arme des fuites

Comme l’écrit la revue Contretemps, « Assange est un hacker. S’il modélise la structure d’un pouvoir, c’est pour en découvrir les failles ». Il veut combattre les « pouvoirs conspiratifs », autoritaires et fondés sur le secret. Pour lutter efficacement contre ce type de pouvoir, Assange préconise les « fuites » massives, qui vont les désorganiser et casser la circulation de l’information en leur sein. Ils doivent alors réformer leur fonctionnement ou s’effondrer. Selon Assange, « l’injustice ne peut trouver de réponse que lorsqu’elle est révélée, car, pour que l’homme puisse agir intelligemment, il lui faut savoir ce qui se passe réellement ». WikiLeaks est donc un outil qui doit permettre à la population mondiale de savoir ce que trament les gouvernements et les grandes entreprises, et de détecter leurs mensonges.

Mais les documents publiés par WikiLeaks ne sont pas forcément « la vérité », comme le signale Alain Gresh : non seulement « ils couvrent des périodes très différentes et ce qui est « vrai » à un moment donné ne l’est pas forcément à un autre », mais en plus, « ils reflètent les vues de tel ou tel diplomate, qui eux-mêmes rapportent des propos qui leur ont été tenus ». Or, les interlocuteurs des représentants des USA ne disent certainement pas toujours ce qu’ils pensent, mais plutôt ce qui plaira aux USA. Et les diplomates états-uniens peuvent à leur tour exagérer l’adhésion aux positions de leur pays. Sans parler des médias dominants qui interprètent à leur manière les câbles secrets. Pour Julian Assange, un des dangers principaux réside également dans le fait que la situation contemporaine fournit aux peuples du monde entier un « déluge sans précédent d’injustices avérées (…) souvent sans réponse apparente », ce qui peut contribuer au sentiment d’impuissance et à la passivité. C’est pour ne pas rester paralysé par une overdose d’informations qu’il est nécessaire de disposer d’une grille d’analyse pertinente. C’est donc à ce niveau-là que la gauche anticapitaliste peut et doit agir. Pour nous, il est clair que le secret bancaire comme le secret diplomatique sont deux obstacles essentiels à une réelle démocratie. L’affaire WikiLeaks reflète le combat entre d’un côté les États et les grandes entreprises qui veulent prendre le contrôle d’Internet et de l’autre ces usagers qui défendent le maintien de la liberté d’usage de ce bien commun. Les Etats et les grandes firmes ont montré que s’ils se sentent mis en danger, la liberté d’Internet disparaît aussitôt. Certes, WikiLeaks ne renversera pas le système capitaliste mondial, mais il constitue un point d’appui important pour ceux qui luttent, ici et dans les pays au cœur des manœuvres de l’impérialisme, en participant à la démystification de l’action des Etats-Unis et leurs alliés. Il faut soutenir Assange et ses camarades, qui tiennent tête à ces puissances et les ridiculisent. Ils encouragent le monde à ne plus croire dans les promesses d’un Obama, à chercher et à dire la vérité. Et c’est déjà énorme.

Par Mauro Gasparini

« Seule la vérité est révolutionnaire » : les « ancêtres » bolchéviques de WikiLeaks

Ataulfo Riera

Le 8 novembre 1917, au lendemain de la victoire de la Révolution d’Octobre en Russie, la première décision de politique étrangère du gouvernement révolutionnaire a été le fameux «Décret sur la paix » adopté par le Deuxième Congrès panrusse des Soviets. Ce décret proposait de mettre un terme au carnage de la Première Guerre mondiale et décidait la publication des traités diplomatiques secrets afin de démasquer la nature impérialiste de cette guerre. Ce sont des marins révolutionnaires de la Flotte de la Baltique et des travailleurs de l’usine « Siemens-Schukert » qui remplaceront aux affaires étrangères les fonctionnaires acquis au gouvernement bourgeois. Parmi eux, le matelot canonnier et militant bolchévique Nikolaï Markine, qui joua un rôle de premier plan dans la publication des traités diplomatiques secrets. Trotsky souligna que « la diplomatie secrète est un outil nécessaire pour la minorité possédante qui est obligée de tromper la majorité afin de la soumettre à ses intérêts ». Par conséquent, «le gouvernement des ouvriers et des paysans abolit la diplomatie secrète, ses intrigues, ses codes et ses mensonges. Nous n’avons rien à cacher. » Malgré tout, la publication des traités n’empêcha pas, immédiatement,  la poursuite de la guerre impérialiste. L’information, seule, ne suffit pas si elle n’elle n’entraîne pas une action et une mobilisation effective des masses pour modifier les rapports de forces. Mais ces révélations, tout comme l’exemple donné par la Révolution russe elle-même, pénétrèrent peu à peu dans l’esprit des travailleurs et, près d’un an plus tard, la Révolution allemande d’octobre-novembre 1918 allait enfin précipiter la fin de la boucherie.

Article à paraître dans le bimestriel de la LCR, La Gauche, n°51, janvier-février 2011

WikiLeaks contre la diplomatie du secret.