Bonnes feuilles - Millénium, Stieg et moi, par Eva Gabrielsson

Par Benard

En février 1977, à 22 ans, Stieg a réalisé l'un de ses rêves : partir en Afrique. Pour financer son voyage, il a travaillé très dur pendant six mois à la scierie de Hörnefors. Dans quel but se rendait-il dans ce pays ? Il ne me l'a jamais expliqué en détail, et il a eu raison. Je savais seulement qu'il partait en mission pour la IVe Internationale, l'organisation communiste fondée en 1938 en France par Trotski, à la suite de l'exclusion et de la répression par Staline des opposants de la IIIe Internationale. La mission de Stieg était d'entrer en contact avec certains groupes impliqués dans la guerre civile qui ravageait l'Ethiopie. Il s'agissait probablement de leur faire passer de l'argent et (ou) des documents. C'était risqué. Stieg m'a raconté plus tard que, par un pur hasard, il s'est retrouvé à enseigner à des milices le maniement du mortier, qu'il avait appris pendant son service militaire. Ces armes auraient été fournies par l'URSS, cachées dans des collines de l'Erythrée et destinées à un peloton féminin. Son ambition était également d'écrire des articles sur ce continent qui le passionnait et où les événements se précipitaient. Mais, entre son départ en février et son retour en juillet, aucun journal n'a voulu de ses propositions de sujets. Il était sans doute jugé trop jeune et sans expérience. Pourtant, pendant la période de la guerre entre l'Ethiopie et l'Erythrée, aucun journaliste suédois ou autre n'était sur place. C'était trop dangereux.

Le jour oùMilléniumest né

Stieg ne s'est pas assis un jour devant son ordinateur en déclarant : “Je vais écrire un polar !” En fait, on pourrait même dire qu'il n'a jamais vraiment commencé puisqu'il n'a jamais fait de plan pour le premier volume, ni pour les deux autres et encore moins pour les sept qui devaient suivre. Il écrivait des séquences qui, souvent, n'avaient pas de lien avec les autres. Ensuite, il les “cousait” ensemble au fil de son envie et de l'histoire. En 2002, pendant une semaine de vacances que nous passions dans une île, je le voyais s'ennuyer un peu. Je travaillais à mon livre sur l'architecte suédois Per Olof Hallman et lui, il tournait en rond.

“Tu n'as pas quelque chose à écrire ? lui demandai-je.

- Non, mais j'étais en train de penser à ce texte que j'ai écrit en 1997 sur ce vieux monsieur qui reçoit une fleur chaque année à Noël. Tu t'en souviens ?

- Bien sûr !

- Je me disais que j'avais envie de savoir ce qu'il était devenu.”

Stieg s'y est mis immédiatement et nous avons passé le reste de la semaine à travailler dehors, chacun devant son ordinateur, la mer sous les yeux, l'herbe sous les pieds, heureux. Mon livre etMilléniumont donc pris forme en même temps.

[…] En deux ans, il a écrit deux mille pages. Que ce soit pourSearchlight,Expo[périodiques antifascistes] ouMillénium, il procédait toujours avec la même énergie. La première année, il s'y mettait le soir et le week-end. Il se couchait tard, mais pas plus que d'habitude. C'était une vie parfois pesante pour moi, mais ce qui nous sauvait, c'est qu'on riait beaucoup. Il travaillait, sortait sur le balcon pour fumer une cigarette et reprenait son boulot, à nouveau très concentré. […] Je pense queMilléniumétait devenu un refuge pour lui.

Trouver un éditeur

Ce jour d'automne 2003, en rentrant à la maison, je me souviens de m'être exclamée : “Ce n'est pas possible !”

Je venais de récupérer à la poste le paquet marron qui contenait le manuscrit du premier volume deMilléniumque Stieg avait expédié pendant l'été à la maison d'édition Piratförlaget. “Ils ne sont même pas allés le chercher !” ai-je ajouté. Stieg était étonné : “Pourtant, quand je leur ai téléphoné, ce sont eux qui m'ont demandé de l'envoyer. - On ne va pas laisser tomber ! Rappelle-les et dis-leur que j'irai le déposer moi-même à leur adresse.”

Quelques jours plus tard, je suis partie sous la pluie dans le vieux quartier de Gamla Stan, avec le manuscrit protégé par le même emballage marron. Un véritable pavé, au sens littéral du terme. […] Une agréable femme blonde a réceptionné le paquet et j'ai pu confirmer à Stieg qu'il était maintenant sur le bureau de quelqu'un. Puis plus aucune nouvelle. Plusieurs semaines ont passé avant que Stieg ne se décide à appeler. On lui a alors expliqué que Piratförlaget n'était pas intéressé.

[…] Après la mort de Stieg et le succès du livre, une femme de Piratförlaget m'a appelée, consternée. C'est elle qui avait réceptionné le manuscrit et elle m'a raconté que, par manque de personnel, de très nombreux manuscrits avaient été systématiquement écartés sans être lus.

Le tome I deMilléniumest alors resté dans le couloir et c'est Robert Aschberg, le responsable de publication de la revueExpo, qui a déposé un autre exemplaire du manuscrit à la maison d'édition Norstedts. […] Au printemps 2004 Norstedts a accepté de publier tel quelMillénium. Je me souviens de l'avoir annoncé par mail à l'une de nos connaissances : “Appelle Stieg pour le féliciter : il ne touche plus terre, il le mérite tellement !”

[…] Une fois que Stieg a eu la certitude d'être publié, une période merveilleuse a commencé, qui compte parmi les plus beaux souvenirs de ma vie.

[…] Nous pensions queMilléniumallait être un succès dans les pays scandinaves et peut-être aussi en Allemagne. […] Stieg avait donc décidé que notre couple était maintenant prioritaire. Aussi, dans ses plans, l'argent des trois premiers tomes deMilléniumdevait améliorer notre vie et servir, d'abord, à rembourser les 440 000 couronnes (environ 48 100 euros) du crédit qui restait sur notre appartement. Ensuite, ensemble, nous avions projeté de verser les bénéfices du quatrième volume àExpo, pour ne plus courir après les financements et assurer la pérennité de sa parution ; ceux du cinquième seraient investis dans la création de centres d'accueil pour les femmes victimes de violence. Pour les autres volumes, nous avions le temps de réfléchir.

[…] Notre rêve absolu, je l'ai déjà évoqué, était de posséder enfin notre propre cabane sur une île. Ce serait “notre petit chalet d'écriture”, on l'appelait ainsi, où l'on se retirerait régulièrement pour travailler. Grâce à la publication deMillénium, ce rêve devenait enfin possible. Dans notre esprit, plus qu'un lieu, c'était d'abord le symbole d'une nouvelle vie. Nos critères de choix étaient simples. Stieg voulait un café et des journaux à proximité. Et moi, que la maison soit simple à entretenir et saine. Notre exigence commune se limitait à deux banquettes. Pourquoi ? A la maison, la bataille pour l'unique banquette du salon prenait des proportions cocasses. A part ce détail de la plus grande importance, on voulait une cabane grise et pas rouge, comme habituellement en Suède ; et un toit en pente recouvert d'une plante de la famille des Crassulacées, le sedum, qui donne des fleurs, mais surtout dont les feuilles très grasses isolent du froid et de la chaleur.

Le quatrième tome

Comme je l'ai raconté, le lendemain de la mort de Stieg ma soeur Britt s'est rendue àExpoavec Erland [père de Stieg] et je lui ai demandé d'y apporter le sac à dos de mon compagnon. Ce sac à dos renfermait son agenda, avec le sommaire détaillé du prochain numéro, et l'ordinateur d'Expo. Cet ordinateur appartient donc au journal, mais il contient aussi les articles de Stieg, sa correspondance avecSearchlight, ses enquêtes, les noms de ses informateurs, etc. A ce titre, il est protégé par la loi qui dit que les sources des journalistes sont sacrées. Cet ordinateur, qui n'avait aucun code d'accès secret, est resté plus de six mois là-bas. A l'époque, quelqu'un avait suggéré de le mettre dans le coffre-fort du journal, mais il était fermé et seul Stieg en possédait le code !

Le quatrième tome deMillénium[…] comporte un peu plus de deux cents pages puisque lorsque nous sommes partis en vacances, le dernier été, Stieg en avait déjà écrit plus de cent soixante. Entre les relectures du premier tome, la finalisation du troisième et son travail àExpo, il n'a sans doute pas eu le temps, pendant les semaines qui ont précédé sa mort, de faire plus d'une cinquantaine de pages supplémentaires.

Je n'ai pas l'intention de raconter ici la trame du quatrième tome. En revanche, j'ai envie de dire que, dans ce livre, Lisbeth se libère peu à peu de ses fantômes et de ses ennemis. Chaque fois qu'elle parvient à se venger d'une personne qui lui a fait du mal, physiquement ou psychologiquement, elle fait effacer le tatouage qui incarne pour elle cette personne. Alors que ses piercings correspondent à un phénomène de mode adopté par les gens de son âge, les tatouages sont pour Lisbeth une peinture de guerre. Sous plusieurs aspects, la jeune femme se comporte comme une indigène dans une jungle urbaine. Elle agit tel un animal, à l'instinct bien sûr, mais aussi en anticipant les situations et le danger. Comme elle, face à des situations et des gens nouveaux, je fais confiance à mon intuition. Et Stieg le savait bien.

[…] Aujourd'hui, je continue à me battre pour obtenir le droit moral surMilléniumainsi que sur l'ensemble des textes politiques de Stieg. Je me bats pour lui, pour moi, pour nous.

Je ne veux pas que son nom continue d'être une industrie et une marque. Au rythme où vont les choses, pourquoi ne le verrais-je pas un jour sur une bouteille de bière, un paquet de café ou une voiture ? Je ne veux pas que ses combats et ses idéaux soient salis et exploités. Je sais comment il réagirait dans chacune des situations que je connais aujourd'hui. Il se battrait.

Pour moi, pour nous et parce que ça nous ressemble, je vais donc continuer.

Copyright Actes Sud, 2011.

Lu sur : http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-bonnes-feuilles-de-millenium-stieg-et-moi-par-eva-gabrielsson_953598.html