Lecture (Histoire).

Par Ananda

Jacques HEERS : « GILLES DE RAIS » - Coll.Vérités et légendes, Ed. Perrin-1994.

Sombre et inquiétante figure que celle de Gilles de Rais qui, s’il ne fut, aux dires de l’historien Jacques HEERS qui l’affirme avec force, en aucun cas le modèle de Barbe-Bleue, n’en donne pas moins corps au très vieux et sinistre mythe européen de l’ogre dévoreur d’enfants et n’en apparait non plus pas moins comme le plus ancien cas répertorié de tueur en série.

Ce baron de Bretagne du XVe siècle, fait maréchal de France, combattit avec Jeanne d’Arc puis, Jacques Heers le souligne aussi, tomba rapidement dans l’oubli, pour n’en ressortir qu’à partir de XIXe siècle, sous l’effet d’une mode subite et liée au goût romantique pour la tragédie et le mystère, voire « l’occultisme ».

Ce fut l’avant-dernier siècle qui élabora la légende de Gilles, en faisant un personnage complexe, torturé, ça va de soi et forcément victime d’une « chasse aux sorcières », une sorte d’être à deux faces :face « lumineuse » d’un côté, avec le « dévouement » à toute épreuve pour la Pucelle, qu’il aurait « idéalisée » dans une espèce d’élan mystique et dont, en conséquence, il se serait fait le « garde du corps », l’inconditionnel ; versant noir, représenté par le fameux procès de 1440, à Nantes, au cours duquel il fut jugé pour les plus atroces des abjections et les pires blasphèmes.

Après l’épisode romantique, Gilles continua à fasciner, comme fascinent les astres noirs qui auraient pu devenir de vraies étoiles : au XXe siècle, sans intéresser autant que le Marquis de Sade, il donna matière à plusieurs ouvrages, parmi lesquels le mémorable Gilles et Jeanne de Michel TOURNIER, et le clou fut atteint durant les années 1990 où, en France, on alla carrément jusqu’à attaquer la thèse de sa culpabilité en attribuant son procès à une pure et simple « machination » guidée par les intérêts sordides du roi de France et du duc de Bretagne. Gilles devenait alors un grand persécuté, à l’instar de Jeanne d’Arc, doublé, en sus, d’un champion de la cause « régionaliste » (avant la lettre).

J’ai moi-même lu sur internet des articles qui assenaient, avec une énergie qui, à la longue, finissait par être convaincante, voire troublante, des foules d’ « arguments » et de « démonstrations » en faveur de ces thèses.

Jacques Heers, « grand médiéviste », historien de très haute volée, l’avoue lui-même : las des « légendes », il s’est lancé dans une étude approfondie de l’entièreté du corpus de documents d’époque ayant trait à l’histoire réelle de Gilles, et il en a tiré la matière de ce livre, rédigé avec tout le sérieux, toute la rigueur d’un spécialiste digne de ce nom. Son portrait du personnage, qui ne comporte aucune « broderie », aucune extrapolation, présente en outre l’intérêt d’être, en même temps que celui d’un homme, d’une figure réelle (et monstrueuse) celui d’une période bien précise, dont il connait très bien les mœurs, les modes d’organisation, les façons de penser. Il faut saluer ici l’intégrité de sa scrupuleuse méthode. C’est grâce à elle, en effet, qu’il nous restitue si bien le « milieu ».

Ses sources, « épluchées », sont à la fois lapidaires, vagues et très précises, surtout en ce qui concerne le procès, où l’on consigna beaucoup de choses.

A force de patience, d’esprit scientifique, de fidélité aux sources et aux sources seules, il a pu démêler le vrai du faux (selon ce qu’on peut en savoir) et, dans la mesure du possible encore, nous restituer le personnage de Gilles de Rais, tel qu’en lui-même.

Gilles de Rais ne fut jamais un personnage important ni un personnage-clé de l’Histoire de France.

Certes, il se battit, comme l’exigeait le devoir de sa caste de seigneurs.

Certes, il avait à cœur de mener la reconquête contre l’Anglais.

Mais guère plus, à dire vrai, que n’importe quel français à cette époque.

Le XV e siècle fut, pour la France, une ère de montée en puissance du « sentiment national ». Ce fut également une époque horrible de cruauté et d’anarchie, en même temps que de mysticisme, d’attente mystique exacerbée. En somme, une époque de « désorientation » à tous les niveaux, dont témoignent aussi les intrigues et les calculs des puissants, qui foisonnaient.

Rien n’était simple, par-dessus tout dans le domaine de la famille de Gilles, qui, à ce moment-là, constituait une sorte d’ « état-tampon », un territoire surexposé et victime de toutes les violences, entre Anglais et Français, entre la France et le Duché de Bretagne.

La famille (le clan) Rais-Craon-Laval-Thouars n’était, à tout prendre, guère plus qu’une famille de nobliaux, de « chefs de bande besogneux » et très portés sur la rapine, les demandes de rançons et prises d’otages, les « coups de main » sans grand éclat, de même que les appropriations de terre par arrangement matrimoniaux plus ou moins assortis de menaces.

Une telle ambiance, on le conçoit, n’était guère propice au sens moral, et Gilles, pas plus que son redoutable grand-père Jean de Craon, n’était un Don Quichotte.

Heers démolit la thèse de sa proximité avec Jeanne d’Arc. Bien plus qu’à Jeanne, il était, en fait, attaché au parti de son protecteur, l’ambigu La Trémoille, dont la disgrâce réduisit brutalement à néant ses ambitions, le frustrant du même coup dans son orgueil, dans son désir de se donner, à toute force, de l’importance.

Pourtant, il organisa une véritable « campagne de publicité » autour de ses propres « mérites » guerriers qu’il tenta de monter en épingle sous l’espèce des fameux « Mystères du siège d’Orléans ».

Gilles fut-il, comme sa légende le prétend, un grand dépensier ?

Là encore, rien qui, vraiment, le prouve.

De son temps, la prodigalité faisait, elle aussi, partie du devoir des nobles. C’était, de surcroît, un moyen de paraître, de se constituer une « clientèle », mais, avant toute autre chose, de réunir et d’équiper une troupe d’hommes d’arme pour pouvoir faire la guerre, et il s’avère que, vu sous cet angle, Gilles de Rais ne dépensa pas plus que n’importe quel autre aristocrate de son rang. Cependant, la guerre, cette part essentielle du « train de vie » du noble médiéval, « coûtait ». Par ailleurs, ce fut par mysticisme, toujours selon l’esprit du temps, qu’il fit construire des chapelles, dota des couvents, entretint un clergé et des chantres.

Gilles n’exerça sa charge de maréchal de France que « trois ans », pas plus.

Une fois en disgrâce, il se retrouva livré à lui-même, car privé de ces appuis puissants qui étaient si indispensables à l’époque : « Ce que nous savons nous permet simplement de constater qu’il résidait dans un nombre restreint de châteaux […] ceux […] de sa baronnie de Rais ou du douaire de sa femme (Machecoul, Tiffauges, Pouzeauges) […]ce sont des horizons limités, de petit seigneur installé dans ses terres proches ».

Son statut de noble, de baron le contraignait, on l’a vu, à dépenser plus que de raison, cependant que ses revenus étaient, eux, loin d’être illimités. Il avait, Heers nous démontre bien pourquoi, du mal à percevoir les revenus de nombre de ses possessions foncières, qu’il gérait et contrôlait mal ; c’était dû à la situation confuse qui régnait en ces temps de guerre, de trouble généralisé, de dévastation des campagnes. S’il vendait à tour de bras ses terres aux bourgeois en voie d’ascension sociale (cause de scandale pour sa famille), c’était non par « négligence », mais plutôt par pure et simple contrainte , compte tenu des circonstances et des obligations qui étaient les siennes.

Jacques Heers confirme d’ailleurs qu’il était pieux et charitable. C’était, en somme, ce que, maintenant, nous nommerions un « bandit au grand cœur ».

Là où les choses deviennent nettement moins banales (même pour l’époque) et nettement plus sinistres, c’est lorsque Heers aborde le problème de sa « sorcellerie » et de ses crimes.

Mais passe encore que Gilles fût « sorcier » et « invocateur » sataniste…cela demeurait « dans l’air du temps » (pour se sortir d’un mauvais pas, on croyait au surnaturel, tant bénéfique que maléfique) et le seigneur de Rais, quant à lui, était un personnage fruste, naïf, impulsif et irrationnel, au demeurant tarabusté par de pressants besoins d’argent.

Le plus important est, sans conteste, les crimes de sang, sur des enfants, qui lui sont clairement reprochés.

Et là, les recherches de Heers amènent à un constat sans appel : il n’y a aucune raison de douter de sa culpabilité. Tout simplement parce qu’on ne peut pas invoquer de « machination ».

Ni le (faible) roi Charles VII, ni le duc de Bretagne Jean V n’avaient d’intérêt à ce qu’il y en eût, et lorsqu’on lit les minutes du procès, on s’aperçoit et l’on se convainc qu’il n’y a aucune raison de ne pas ajouter foi à la très puissante rumeur qui courait et qui s’enflait de plus en plus, gagnant tout l’ouest de la France, sur des disparitions d’enfants dans l’enceinte des châteaux de Rais, ou encore dans l’Hôtel de la Suze, demeure nantaise du baron. Les plaintes des parents qui avaient perdu la trace de leurs tout jeunes fils étaient extrêmement nombreuses et insistantes, sans compter les témoignages des « complices » appelés à comparaître, qui, pour leur part, étaient aussi redoutablement précis que minutieusement consignés, et Gilles jouissait ( si l’on ose dire) alors d’une exécrable réputation , celle d’un individu qui, même dans le contexte de cette époque, ne respectait rien.

Donc, qu’on le veuille ou non, les faits l’accablent et , en toute honnêteté, tout porte à croire qu’il était un psychopathe de la pire espèce. En bref, un triste sire !

Jacques Heers fait voler en éclat son masque « lumineux », sa légende dorée. Jusqu’à son « repentir », motivé, selon la mentalité d’époque, par un souci, certes bien réel, bien chrétien du « salut de son âme » et qui lui avait, en tout cas, attiré, au seuil de sa mort, la compassion et les prières du public, qu’il appelait de ses vœux.

Pour l’historien, cela ne fait guère de doute : le procès était « réglo », et proprement inattaquable.

N’eût été son immonde perversion, quel souvenir garderait-on de Gilles ? Assurément, d’après Jacques Heers, pas celui d’un compagnon privilégié de Jeanne d’Arc.

L’imagination a brodé. L’occasion était trop « géante » : deux personnages, deux archétypes du Bien et du Mal , se croisant, se côtoyant, comme deux extrêmes qui se touchent, se rejoignent …inespéré contraste ! C’était trop beau pour être vrai…mais il fallait que ça le devienne. L’imaginaire s’enflamme vite, surtout quand le manque de détails, le caractère lointain d’une époque sont susceptibles de lui venir en aide…

Un livre qui se laisse dévorer d’une seule traite car, au surplus, son style n’est en rien austère ; je le qualifierai même d’ «  entraînant » .

P.Laranco.