Les relations entre le commandement et le management.

Publié le 23 janvier 2011 par Egea

Je poursuis mes études sur le commandement. Voici l'état de mes élucubrations sur la question du management.

Je ne cache pas que j'ai longtemps dit, comme beaucoup, "le commandement ce n'est pas du management". Et c'est vrai. Il reste qu'il faut un peu creuser les choses et aller au-delà de la formule, certes rassurante, mais qui n'a pas force convaincante dans le civil. Bref, il s'agit bien d'un "essai", destiné à être charogné (comme disent les marins) : je compte sur vous.

Gouvernance : le mot est à la mode, car même s’il a une origine vieux-française, il a été réintroduit par l’usage anglo-saxon. Or, il faut bien constater la réticence de beaucoup d’officiers, qui voient dans ces choses plus des figures imposées que des aides réelles au commandement. Surtout, l’opinion courante affirme régulièrement que « commandement et management, ce n’est pas la même chose ». Pourtant, force est de constater que la pratique du commandement a radicalement évolué et se présente, dans une majorité de cas, comme du management.

Au fond, il faut revenir aux sources et bien distinguer le commandement des hommes (à la guerre, à la paix), et le management des organisations qui accompagne cette continuité. Ce travail analytique a été peu conduit, il paraît pourtant essentiel.

Plénitude du commandement.

A l’origine était le rapport Bouchard 1. Ce rapport d’un député, en prélude à la loi de 1882 sur l’administration de l’armée, examinait les raisons de la défaite ignominieuse de 1870. Comment en effet concevoir qu’une armée, élevée aux principes napoléoniens tout au long du XIX° siècle, ait pu déchoir à ce point ? De ce moment-là date la création de l’école de guerre, décidée afin d’imiter le modèle allemand qui avait montré ses vertus 2 . Mais la loi de 1882 a surtout posé un principe essentiel, qui a sous-tendu l’organisation des armées pendant plus d’un siècle, celui de la « subordination des services au commandement ». De là vient l’autonomie organique des armées, de là vient la « plénitude du commandement » qui confiait au chef de corps l’autorité sur l’ensemble des services administratifs, et pas seulement sur les opérations. Cela entraînait que les colonels, dans leurs garnisons, devaient s’occuper non seulement de l’entraînement, mais aussi de matières « vulgaires » comme l’administration, les finances ou l’infrastructure.

Ces principes sont restés assez stables tout au long du siècle, malgré quelques amendements : pour la période récente, on citera le décret de 1982 (définissant les attributions propres du CEMA par rapport aux CEM), de 1991 (décrets dits « armée 2000 ») et de 2005 (renforcement des pouvoirs du CEMA), allant tous vers une interamisation accrue et donc la mise en commun des moyens de soutien.

Les réformes engagées en 2008 ont poussé la logique à son terme et radicalement modifié ce dispositif. D’une part, la création d’une chaîne interarmées du soutien qui regroupe l’ensemble des bases de défense a définitivement mis fin au niveau local à la notion de « plénitude du commandement ». Le commandant de formation demeure responsable des opérations et de la maintenance, quand la base de défense est responsable de l’administration générale et des soutiens communs (AGSC). Le chef de corps bénéficie donc des services de la base selon la demande qu’il fait : il ne peut plus « l’ordonner ».

On s’aperçoit ainsi que ces questions « administratives et techniques », qui avaient été régulièrement décriées par nombre de chefs proclamant leur volonté de se concentrer sur « leur cœur de métier, les opérations », constituaient finalement un outil essentiel de liberté d’action au quotidien de ces mêmes chefs. Toutefois, la réforme était inéluctable, et pas seulement pour des raisons d’économie ou de réduction de format, comme beaucoup l’ont cru. En effet, l’environnement avait radicalement changé par rapport aux conditions du rapport Bouchard, conditions qui avaient plus ou moins prévalu tout au long du XX° siècle, en fait jusqu’à la fin de la guerre froide.

D’autre part, cette chaîne interarmées du soutien est placée sous l’autorité directe du CEMA, qui dispose pour cela du centre de pilotage et de conduite du soutien (CPCS, regroupant l’ensemble des bases de défense) et du service du commissariat des armées (SCA, regroupant les trois commissariats d’armée). La subordination des services au commandement demeure, mais alors qu’elle était déconcentrée jusqu’au niveau du corps, elle ne l’est plus qu’au niveau central 3.

La modification de l’environnement

L’environnement moderne des armées s’est beaucoup transformé. On peut bien sûr évoquer des facteurs propres à la sphère publique 4 : tout d’abord, l’interarmisation a crû, comme l’ont illustré les derniers décrets de 2009 qui placent les chefs d’états-majors sous la subordination directe du CEMA. De même, la réforme de l’Etat a eu de grandes conséquences, qu’il s’agisse de la Loi organique sur les lois de finances (LOLF) ou de la récente Révision Générale des Politiques publiques (RGPP).

Toutefois, des facteurs extérieurs plus profonds sont à l’œuvre :

  • L’internationalisation et l’interministériel. Auparavant, on prenait une « opération militaire » qu’on adaptait aux circonstances. Aujourd’hui, une opération est forcément internationale (dans un cadre multinational : ONU, OTAN, UE, UA, ... ou bilatéral) et forcément en lien avec la société civile publique (interministérielle : MAE 5, MININT, MEFI, grandes organisations internationales : FAO, PAM, UNHCR… ) ou privée (ONG, grandes sociétés de reconstruction, sous-traitants locaux, SMIP, … ). L’action militaire s’insère dans une « coopération globale », selon les mots du Plan stratégique des armées.
  • La prégnance de la logique économique, qui pose systématiquement la question de la performance (Capacité à obtenir durablement les résultats attendus (efficacité) en utilisant au mieux les ressources disponibles (efficience) et donc du coût. Auparavant, la défense vivait selon une logique implicite suivant laquelle la fin justifiait les moyens. Aujourd’hui, les moyens conditionnent forcément la fin.
  • L’informatique. Le développement incroyable de cette technique a permis une automatisation des procédures, et la facilité de production des informations. L’ordre d’opération pour la percée de Saverne, signé par Leclerc, comptait trois pages. Désormais, n’importe quel Ordrops de GTIA compte une soixantaine de pages 67 ! On gagne en précision ce qu’on perd en intention, et en autonomie des échelons subordonnés.
  • La judiciarisation. Désormais, toute décision a besoin d’être justifiée, car en cas de problèmes, on cherchera souvent à établir « l’arbre des causes » pour déterminer les responsabilités des uns et des autres. Cela est allé de pair avec un étiolement du cantonnement juridique qui permettait aux armées de bénéficier, dans tous les champs du droit public, d’une situation « dérogatoire du droit commun ». La judiciarisation est l’outil de la « transparence », un autre mot en vogue. Il s’ensuit que l’exception de la décision militaire s’amenuise.

L’ensemble de ces facteurs a, forcément, des conséquences sur le commandement. Le retour de la France dans l’OTAN a permis de retrouver les mots de standardisation et de normalisation : mais ce qu’on entendait d’un point de vue opérationnel (l’interopérabilité) a aussi un sens plus général. Le commandement militaire, en temps de paix mais aussi en temps d’opération, doit être de plus en plus « fiable ». Il se normalise.

Autrefois, le chef pouvait donner un ordre sans avoir à le justifier, au motif des décisions prises dans la circonstance radiale de la guerre, qui débordaient sur les décisions du temps de paix. Aujourd’hui, la guerre est rare (en Afghanistan, on ne parle que d’opérations de guerre, puisque selon la Constitution la guerre doit être « déclarée ») et aucun chef ne pourra, en service courant, prendre une décision sans motifs. Cela ne signifie pas que ses motifs doivent être systématiquement exposés, mais qu’on doit pouvoir le faire en cas de nécessité. La décision du chef est « sacrée » mais elle est de moins en moins mystérieuse. Elle est de plus en plus justifiable, afin d’assurer les responsabilités.

Autrement dit : autrefois, le commandement était subjectif et les décisions se transmettaient entre deux chefs, qui étaient « sujets ». Aujourd’hui, le commandement est de plus en plus objectif. Le chef est à la tête d’une organisation, et il prend des décisions. Ces décisions sont certes « en situation d’incertitude », mais les marges d’incertitude sont limitées de façon croissante. Cette objectivation du commandement impose l’adoption de techniques « de management ». Le commandement est de plus en plus un management, même s’il demeure des situations exceptionnelles (heureusement, c’est ce qui fait la beauté du métier) où le management ne sert plus de rien. Le chef de guerre ne peut plus négliger les techniques managériales.

La convergence du commandement et du management.

Le mot « stratégie » est ambivalent, puisqu’il traite aussi bien des questions militaires (ou géopolitiques) et des questions d’organisation. L’histoire de cette évolution est décrite dans tout manuel de management. Ce qui est nouveau, c’est d’observer comment l’approche stratégique des organisations rétroagit sur le commandement, qu’il s’agisse de l’organisation militaire, ou de la personne du responsable.

On observe ainsi depuis une quinzaine d’années la diffusion d’une démarche de pilotage, qui a été acculturée dans les armées. Ainsi, le réseau pilotage constitue le seul réseau généraliste déployé dans tous les organismes du ministère de la défense, et plus particulièrement dans les armées. Et les cellules de ce réseau sont systématiquement placées aux côtés du chef. Au point qu’il faut considérer désormais qu’il s’agit, dans les faits, d’un attribut fonctionnel du chef, au moins en temps de paix 7.

Acculturation, car on observe récemment l’appropriation des techniques civiles selon des outils et un langage militaire. Ainsi, le récent Plan stratégique des armées, qui déploie la stratégie d’organisation des armées à l’horizon 2015, est orienté vers une vision stratégique énoncée par le CEMA, qui prend la forme de l’intention d’un ordre d’opération (en vue de…, je veux … ; pour cela….). De même, l’armée de terre a conduit sa transformation depuis 2008 à coup d’ordres d’opération, actualisés chaque année. La « carte stratégique » des armées a été entièrement refondue, et ne reproduit pas le schéma en croix usuellement proposé dans les manuels civils, mais a adopté un schéma triangulaire, organisé selon des axes stratégiques qui peuvent être assimilés à des missions.

De même, les documents subordonnés à ces plans ont beau s’intituler « Directives », « plan d’action », « tableau de bord », ils correspondent assez exactement à des pratiques militaires solidement ancrées (Ordres, exécution, compte-rendu), ce qui fait d’ailleurs que le système marche, et obtient d’ailleurs la reconnaissance de son efficacité par le monde civil. Autant dire que l’utilisation de techniques civiles, jointe aux qualités militaires permet d’obtenir des résultats réels. Surtout, elles modifient la pratique du commandement, mais pas forcément son essence.

En effet, l’essentiel demeure, pour les mêmes raisons que pour l’informatique. Si les décisions bénéficieront d’un appareil conséquent de données spécialisées, elles sont toujours de la responsabilité du chef. C’est toujours lui qui décide, quelle que soit la solidité de l’expertise qu’on lui apporte. Le chef est toujours celui qui est « responsable », aussi bien des succès que des échecs. Mais en même temps, ces dispositifs constituent une aide (pour dissiper l’incertitude) et une garantie. Sa responsabilité demeure. Le chef doit donc s’y intéresser, pour le maîtriser. Comme toujours, la technique et l’expertise ne sont là que pour épauler le but principal de la mission. Et s’il y a division du travail, et donc spécialisation croissante dans des métiers toujours plus raffinés, le besoin demeure d’une mise en cohérence de ces micro-domaines. Le management n’est que le moyen permettant au chef de conserver cette cohérence, qui est sa vraie mission.

Management et commandement ne sont donc pas si éloignés qu’on se complaît à le dire trop souvent, par méfiance et méconnaissance.

O. Kempf

1 Rapport à M. le ministre de la guerre fait au nom de la commission mixte chargée de préparer un projet de loi sur l’administration des armées, par M. Léon Bouchard, 16 mars 1882. 2 En effet, c’est à la suite de la tornade napoléonienne que l’arme allemande s’est réorganisée, inventant non seulement l’école de guerre, mais aussi une organisation moderne des états-majors. 3 On remarquera ainsi que le chef d’une BdD est un « COMBdD » : il « commande », ce qui nécessite d’ailleurs qu’il soit systématiquement militaire. 4 L’environnement géopolitique joue assurément son rôle : soixante ans de paix et l’éloignement durable d’une menace directe à nos frontières rendent la chose militaire moins évidente aux décideurs. 5 MAE : ministère des affaires étrangères. MININT : Ministère de l’intérieur. MEFI : Ministère de l’économie et des finances. FAO : Food and Agriculture Organisation. PAM : Programme alimentaire mondial. UNHCR : United Nations High Committe for Refugee. – ONG : organisation non gouvernementale. SMIP : Société militaire d’intérêt privé. 6 Il va de soi que la démultiplication des moyens (par une spécialisation de plus en plus poussée) ainsi que la complexité des systèmes d’arme permise par une technologie de plus en plus élaborée sont des facteurs de ce grossissement. 7 Ce qui impose d’ailleurs des difficultés réelles sur la continuité de ces systèmes avec le temps de crise et plus encore les temps d’exception qu’il faut toujours envisager, selon le scénario le plus exigeant du LBDSN : malgré toutes les espérances, la guerre n’a pas encore été bannie.