Arrietty, le petit monde des chapardeurs

Par Ledinobleu

À peine arrivé dans la maison familiale pour mieux se reposer en vue d’une lourde opération, le jeune Sho aperçoit une personne minuscule dans un buisson du jardin, qui s’enfuit sans qu’il puisse la retenir. Elle appartient au « petit peuple » des Chapardeurs, des lutins qui partagent le monde avec les êtres humains depuis l’aube des temps et leur empruntent des bricoles pour améliorer leur ordinaire. Leur seule obligation : la plus totale discrétion, car ils savant comme les humains peuvent se montrer cruels.

Or, justement, Sho a bel et bien aperçu l’une d’entre eux…

Ce qui fascine le plus dans Arrietty, le petit monde des chapardeurs, c’est de voir comment les artistes du Studio Ghibli parviennent à parler du Japon contemporain à travers une iconographie pourtant typique de l’occident. Car il n’y a nul besoin d’y regarder de bien près pour comprendre que ces « Chapardeurs » représentent les temps jadis, ou à tout le moins cette magie d’antan que le matérialisme du monde moderne étouffe sous les industries fumantes et les paradis virtuels : tout comme les légendes d’autrefois, en effet, les Chapardeurs sont ici présentés comme un peuple menacé d’extinction…

Le parallèle avec le Japon actuel se fait de lui-même : bien trop souvent présenté comme situé « entre traditions et modernité » alors qu’il est tout simplement écartelé par une forme bien pernicieuse de schizophrénie de masse, l’archipel souffre encore de s’être trouvé en quelque sorte forcé de passer du traditionalisme de la féodalité au modernisme de la civilisation industrielle en à peine quelques années quand deux siècles n’ont pas permis à l’occident de s’épargner des cicatrices bien profondes en suivant le même processus. Dans un tel maelstrom de technicité et d’inhumanité, les fables de jadis disparaissent les premières, leurs douces mélodies couvertes par les grondements assourdissants des machines dont le seul but est de produire toujours plus pour mieux satisfaire les actionnaires.

Et à travers ce parallèle, le propos d’Arrietty… atteint l’universalisme, puisque le Japon contemporain a depuis longtemps acquis le statut de vitrine du monde : en se jetant avec tant d’ardeur dans la domestication du « Système technicien », il est devenu le reflet de cet occident qui avait déjà commencé, et depuis longtemps, à se perdre dans les méandres de ces rouages dont on n’arrête pas le progrès et qui sont donc devenus incontrôlables. Ainsi Arrietty… dépasse-t-il vite le cadre de l’archipel pour devenir un instantané de notre époque dans sa globalité, un temps où les parents accablés de travail dans un monde devenu fou de productivité n’ont plus le temps d’accompagner leur enfant alors qu’il se prépare pour le plus grand défi de sa vie.

Quant à la petite Arrietty et ses parents, par leur isolation dans la cave d’une maison bien trop grande pour eux, et sans cesse menacés à la fois par les habitants de cette demeure comme par les animaux des alentours qui constituent pour eux des prédateurs dangereux, bref par la précarité permanente de leur situation, ils rappellent bien sûr les premiers hommes perdus dans un monde dont ils ne pouvaient percevoir les dimensions véritables. Mais, tout comme ces gens d’antan, s’ils vivent dans la menace constante d’une extinction aussi brutale qu’injuste, ils savent malgré tout profiter d’un train de vie d’autant plus doux qu’il reste épargné par les fracas d’un monde moderne ivre de profits…

Et encore mieux, ils vivent de ce modernisme sans rien en gaspiller. Car ce qu’ils chapardent ne présente qu’un intérêt mineur, voire symbolique, pour les propriétaires légitimes qui la plupart du temps ne se rendent compte d’aucun larcin ; de plus, les Chapardeurs « recyclent » ce que jettent les humains et s’en servent pour améliorer leur confort quotidien : loin d’agir en parasites, ils contribuent à limiter la pollution et le gaspillage, en correspondant ainsi tout à fait à l’image traditionnelle du « petit peuple » des contes d’autrefois qui, par ses actions et sa magie, contribuait bien plus que les humains à l’équilibre du monde – et dans la plus totale discrétion eux aussi.

C’est le second aspect fascinant d’Arrietty… : cette manière dont les artistes du Studio Ghibli sont parvenus à se réapproprier nos propres mythes et légendes pour les transformer à leur image tout en en conservant l’essence primordiale, avant de nous les raconter à nouveau. Car leur interprétation à elle seule occulte les productions occidentales les plus récentes sur le même thème (1), et certainement parce que les créateurs de ces dernières n’y voyaient qu’un moyen de faire de l’argent en amusant un public simple et peu enclin à réfléchir aux véritables problèmes de notre temps.

Et même si l’attitude du Studio Ghibli ne se différencie pas fondamentalement de celle de ces autres créateurs puisque eux aussi gagnent leur vie à travers des productions pour la jeunesse. Toute la différence tient dans ce que les gens de Ghibli, eux, savent émerveiller même à travers les clichés les plus éculés…

(1) je pense en particulier à Arthur et les Minimoys (Luc Besson ; 2006), entre autres âneries du même acabit.

Note :

Ce film est une très libre adaptation du premier volume de la série romanesque de fantasy pour la jeunesse écrite par Mary Norton (1903-1992) et intitulée Les Chapardeurs (1952-1982).

Arrietty, le petit monde des chapardeurs (Karigurashi no Arrietty)
Hiromasa Yonebayashi
Studio Ghibli, 2010
94 minutes, tous publics

- le site officiel du film (ja)
- entretien avec Cécile Corbel, compositrice de la BO
- d’autres avis : L’Antre de la Fangirl, aVoir-aLire, Zipanatura, Cinemovies