Maurice Henrie : "Je prends un malin plaisir à taquiner mes lecteurs"

Par Titus @TitusFR
Je me suis d'abord demandé d'où elle pouvait bien venir et comment elle était arrivée là, cette petite culotte rose très pâle. Accrochée à un coton de blé d'Inde qui sortait de terre, elle brillait faiblement au soleil et frissonnait dans l'air du printemps. Quand le vent s'enflait un peu, elle s'élevait légèrement au-dessus du sol et flottait librement, pleine d'ondulations et de chatoiements, comme le ferait la soie d'un drapeau national. Au milieu du champ débarrassé de ses neiges depuis quelques jours seulement, du champ tout noir parsemé des cotons jaunes de la récolte de l'automne dernier, la culotte rose tranchait vivement. Elle dérangeait tout autant que si elle s'était accrochée, portée par les bourrasques de fin mars, à la fine pointe du clocher de l'église, qu'on apercevait tout près entre les arbres".
"Oksana", de Maurice Henrie, dans son recueil de nouvelles "La Savoyane", Editions Prise de Parole, Ontario (1996).

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L'écrivain franco-ontarien Maurice Henrie, qui a fait carrière dans l'enseignement universitaire, puis à la haute fonction publique fédérale canadienne, a publié son premier recueil de nouvelles, "La Chambre à mourir", en 1988. Un livre qui a été accueilli avec enthousiasme par le public et la critique. Nous l'avions rencontré, pour l'émission Calypso, sur CINN FM, alors qu'il venait tout juste de publier son recueil de nouvelles "La Savoyane". Le hasard a bien fait les choses; Maurice Henrie avait, quelques semaines plus tôt, reçu le Prix littéraire ontarien Trillium (qui se décline en anglais et en français) pour son magnifique roman "Le balcon dans le ciel".
Titus - Maurice Henrie, vous venez de publier "La Savoyane", aux éditions Prise de parole (Sudbury, Ontario). J'aimerais d'abord souligner que vous êtes, depuis peu, le récipiendaire du Prix Trillum 1995 pour votre roman "Le balcon dans le ciel", un ouvrage qui vous a aussi valu le prix du salon du livre de Toronto. Comment avez-vous réagi ?
Maurice Henrie - La première réaction, bien sûr, c'est la surprise. Comme mon livre avait déjà reçu le prix du salon du livre de Toronto, tout le monde me disait qu'il ne fallait pas que je m'attende à en obtenir un autre... Au niveau des jurys, on dirait qu'il se produit un phénomène d'équilibre qui fait que lorsqu'on a un prix, il est généralement difficile d'en recevoir un deuxième. Cependant, tout ça n'a pas fonctionné dans mon cas puisque, quelques semaines plus tard, on m'a accordé le Prix Trillium, qui est encore plus prestigieux, comme vous le savez. C'est donc un double plaisir. J'étais vraiment très content.
Titus - Votre dernier livre, "La Savoyane", semble reevoir aussi un bon accueil de la part de la critique. Il s'agit d'un recueil d'une quinzaine de nouvelles qui viennent, si on peut dire, démonter certains clichés sur la monotonie de la vie à la campagne. Ce sont des portraits de gens somme toute ordinaires, mais qui forment une collection de vignettes savoureuses. La plupart des personnages illustrés dans ces nouvelles n'hésitent pas à transgresser les tabous de notre société, mais vous arrivez à nous dépeindre ces hommes et femmes sans porter de jugement.
Maurice Henrie - Je ne suis pas très moraliste et n'éprouve pas le besoin de bénir ou de condamner mes personnages. Je les laisse faire, surtout par exemple à la fin de cette nouvelle qui s'appelle "Bandé paré" : les gens m'ont reproché de ne pas avoir de conclusion dans cette nouvelle-là. Mais c'est parce que je ne veux pas condamner mon personnage. Alors je le laisse et il continue à vivre et à faire ses mauvais coups...
Titus - Et malgré les actes parfois odieux de ces individus, on dirait que vous les aimez, malgré tout, un peu à l'image de François Mauriac qui a toujours eu en horreur le roman apologétique.
Maurice Henrie - C'est une très bonne comparaison, effectivement. Moi non plus, je ne veux absolument pas jouer au Dieu ou au juge en chef et distribuer des claques à gauche et des gifles à droite. Je laisse les choses aller comme elles sont... Et puis, on ne fait pas de la littérature avec des bons sentiments.
Titus - Derrière ces histoires extrêmement divertissantes qui n'ont pas forcément de lien entre elles, on sent qu'il y a quand même une sorte de fil conducteur, non ?
Maurice Henrie - C'est exact. Il y en avait déjà un, encore plus évident, dans mon tout premier recueil de nouvelles, "La chambre à mourir". Dans ce cas-ci, dans "La Savoyane", c'est plus subtil, mais c'est encore là. Dans ce livre-ci, j'avais pris la gageure de faire des nouvelles qui seraient un peu plus osées, un peu plus choquantes. Je dois vous avouer que je prends un plaisir un peu malin à taquiner le lecteur, à le choquer. Dans la nouvelle qui s'appelle "La Savoyane", la fin est plutôt imprévue. Ca fait sursauter le lecteur et moi, ça m'amuse (rires).
Titus - On sent effectivement une grande délectation à conter. Et j'aime en particulier la façon dont vos nouvelles sont construites, notamment dans le cas d'Oksana, en partant d'une petite culotte qu'on voit flotter, accrochée à un coton de blé d'Inde. A partir de là, on arrive à un récit vraiment incroyable !
Maurice Henrie - Quand j'ai écrit cette nouvelle, j'étais dans la région où je demeure, l'Est ontarien. Il y a un village qui s'appelle Saint-Albert et qui est connu pour ses fromages. Un jour - on était très tôt au printemps - j'étais allé à Saint-Albert chercher des fromages, et je revenais à travers la campagne quand j'ai vu ce que vous savez, sur un coton de maïs ou de blé d'Inde, dans un champ qui avait été fauché l'année précédente. J'ai vu quelque chose qui flottait au vent. Au début, j'ai pensé à une guenille de quelque sorte. Et dans mon imagination, ça a fait feu. Je me suis dit que ce n'était pas une guenille mais une petite culotte. J'ai changé la couleur ; de blanche, elle est devenue rose. Et ensuite toute l'histoire s'est construite à partir de cette petite étincelle... Des fois, c'est un petit rien qui déclenche quelque chose chez un auteur. C'est la même chose qui est arrivée pour une autre nouvelle, "Mon homme". Vous avez une petite phrase anglaise de la chanteuse Sheryl Crow, "Are you strong enough to be my man ?" (es-tu assez fort pour être mon homme ?", ndr), dit-elle dans sa chanson. Ca m'avait frappé, ce bout de phrase-là, et ça m'a rappelé aussi des événements que j'ai connus il y a quelques années. Une sorte de drame familial. J'ai profité de cette étincelle qui m'était donnée gratuitement par Sheryl Crow et j'ai construit cette nouvelle à partir de sa phrase, tout en me reportant à ces souvenirs d'autrefois, où un homme avait été mis en boîte par sa femme parce qu'il était devenu, avec le temps, un peu faible...
Titus - Réginald Martel a dit de vous que vous étiez peut-être un philosophe qui ne l'avoue pas, et c'est vrai qu'il y a beaucoup de réflexions dans ce livre. Une philosophie apparaît en filigrane.
Maurice Henrie - Il y en a certainement une, mais je ne veux pas faire de la philosophie publiquement ou de manière formelle. Cela n'est pas étonnant, cependant, du fait que j'ai fait de longues études justement en philosophie. Ca m'est resté, cette manière de voir les choses. Dans cet autre livre qui a reçu le Trillium, "Le Balcon dans le ciel", c'est cousu d'allusions philosophiques. Par exemple, la manière d'apercevoir l'amitié ou l'amour. Comment cela débouche sur la trahison. Et puis à la fin du livre, cette explosion du personnage devant la vie qui le déçoit, et cet écran vide qu'il contemple tout au long du roman et dans lequel il espère voir quelque chose, et dans lequel il ne voit finalement rien. J'essaie de laisser, par ces moyens, des impressions dans l'esprit du lecteur.
Titus - Dans la nouvelle "Ce qui s'en va" , c'est un peu l'auteur qui porte son regard sur la vie, non ?
Maurice Henrie - Tout à fait. Vous avez bien deviné. C'est bien moi, ce bonhomme qui réfléchit sur la vie et qui se dit tout à coup : "J'ai eu ma part; j'ai fait ce que j'ai pu et puis maintenant, je m'écarte et je laisse passer les autres".
Titus - Comment avez-vous bâti ce livre ? Ca a représenté un travail sur plusieurs mois, des années ?
Maurice Henrie - Je vais vous dire quelque chose d'un peu curieux. Vous savez, "Le Balcon dans le ciel", qui est l'avant-dernier de mes livres et qui a reçu le Prix Trillium. Cet ouvrage est un roman mais, à l'origine, ce devait être une nouvelle qui devait faire partie d'un livre qui, déjà, dans mon esprit, s'appelait "La Savoyane". Mais quand j'ai écrit "Le Balcon...", tout à coup, cette idée a pris du volume, du souffle, de l'ampleur. Et j'ai finalement décidé de le retirer de "La Savoyane" et d'en faire un roman. Pendant que j'écrivais "Le Balcon", "la Savoyane" a dû attendre. Le chantier est resté en panne pendant six-huit mois. Et une fois débarrassé du "Balcon", je me suis remis à "La Savoyane", et j'ai encore ajouté quelques contes. L'organisation du recueil ne s'est pas faite par hasard. Il y a une certaine continuité, une certaine filiation d'un conte à l'autre. Ce ne sont pas des petites histoires à l'eau de rose parce qu'à la fin, on reste avec quelque chose... Parfois, on est surpris ou choqué... Mais les gens se mettent à réfléchir, et ça j'aime bien.
Titus - Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la littérature franco-ontarienne dont vous êtes l'un des piliers ?
Maurice Henrie - Il y a deux ou trois ans, certains professeurs d'université sont venus me voir pour me demander si la littérature franco-ontarienne existait. A cette époque, j'étais extrêmement réservé, pour ne pas dire sceptique. J'ai répondu : "Peut-être, dans la mesure où il s'agit d'un phénomène littéraire qui s'inscrit dans le sillage du Québec, bla bla". Aujourd'hui, j'ai changé complètement d'avis. Je crois maintenant que la littérature franco-ontarienne commence à se tenir debout toute seule. Il n'y a pas que moi : vous connaissez de très bons écrivains en Ontario français. Nous avons d'excellents auteurs et nous publions des livres abondants chaque année. Il n'y a pas de rivalité entre les auteurs de chez nous. Au contraire, on s'appuie tous les uns sur les autres et on est en train de former une sorte de petit patrimoine littéraire. C'est un grand mot, peut-être. Disons une sorte de fonds littéraire qui non seulement va subsister mais va aussi se distinguer nettement du reste de la littérature canadienne. Il porte la marque de l'Ontario. D'ailleurs, les Québécois le sentent. Quand ils parlent d'un de mes livres à Montréal (j'y vais demain, d'ailleurs, pour y donner une suite d'entrevues), ils parlent toujours de moi comme d'un Franco-Ontarien. A leurs yeux aussi, je suis différent d'eux, et ça, ça me plaît !
Titus - Vous êtes donc plutôt optimiste quant à l'avenir de cette littérature minoritaire ?
Maurice Henrie - Oui, je pense que d'autres gens vont prendre la relève. Je ne veux pas nier le fait que l'assimilation existe. Je ne veux pas aborder cette question-là parce que ça me désole, mais je pense qu'il existe une relève suffisante en Ontario pour assurer l'avenir dans le domaine littéraire. Et j'encourage fortement les jeunes à écrire ! Le succès est possible. Ce n'est peut-être pas un succès de librairie du genre Gallimard, mais ce peut être un succès relatif, qui est très satisfaisant pour celui qui écrit !
POUR EN SAVOIR PLUS OU COMMANDER LES LIVRES DE MAURICE HENRIE :
Editions Prise de Parole, Sudbury, Ontario, Canada