Mobiles 2, de Vannina Maestri (par Pierre Drogi)

Par Florence Trocmé


On jubile (vraiment !) quand Tinguely s’invite chez les mots. Et l’on éclate de rire à chaque (double) page, comme si les écrans de notre modernité « rétro-futuriste » se trouvaient soudain rendus inoffensifs. 
Voici donc un livre libérateur pour tous ceux qui ne supportent plus les langues de bois, de métal, de crin, de corde, de cuir… de l’époque. Dans une polyphonie concertée et discordante, Vannina Maestri construit, par raccords, citations, raccourcis, juxtapositions et courts-circuits, sa machine infernale dont l’effet aboutit pour le lecteur à neutraliser tout leur pouvoir de nuisance. 
 
Tous les langages, tous les codes semblent en effet avoir été convoqués dans le livre pour y être déchargés de leur pouvoir hypnotique et stupéfiant. C’est de leur télescopage que naît l’effet de distance et le coup de jus libérateur. 
Mobiles 2 propose en même temps une sorte de portrait-robot du « sujet » contemporain. Car quelque chose comme un « sujet », sans cogito ni bouées, presque touchant, encore humain par miracle ! se dégage des fragments absurdes de notices, prospectus, discours en tous genres, bribes de revendications individuelles ou constat de l’impossibilité à définir encore une identité de ce genre, interventions d’ordre graphique, symboles empruntés au « langage total » (ou qui se voudrait totalisant et universel) propre, paraît-il, au siècle commençant. Ces fragments, le livre les juxtapose, les colle, les entrechoque avec une savante virtuosité, parvenant à exhiber leur, par anticipation, indécrottable et intemporelle ringardise. 
Les « discours de l’époque », soustraits à leurs supports technologiques « d’époque » pour être restitués ici au silence du livre, se trouvent aussi privés sur la page de la séduction de leur véhicule ordinaire ; ils sont comme piégés, mis à plat, rendus à la fiction que bien souvent ils imitent, traduisant aussi nos désirs et nos peurs avec une cruelle ressemblance. 
Pages 42-43 (je ne reproduis pas la mise en page) : « ie souis oualdisnéisé / - ie souis rien / - ie souis bisounoursisée // BIENVENUE DANS LE MONDE RÉEL / princesse » 
 
L’idée forte mise en évidence par le dispositif du livre serait que l’affolement des discours les uns par les autres fournit le premier remède à leur caractère potentiellement dictatorial et totalitaire. Et que cet affolement finit même par rétablir, au-delà des discours ainsi disqualifiés, la possibilité d’un autre discours, voire permet de rêver à la possibilité d’un poème. Lisant en même temps le numéro d’Action poétique consacré à Kurt Schwitters, je ne peux m’empêcher de penser à Mobiles 2 comme à une sorte de Merzbau. La seconde idée qu’on peut déduire de la première, si notre hypothèse est exacte, serait que le livre lui-même, en tant que dispositif, constitue un lieu et un moyen de résistance efficaces. 
Trop de tentatives de contrôle et de totalisation, parce qu’incompatibles entre elles, situées dans des domaines trop évidemment étrangers les uns aux autres, rétablissent de la marge. « L'individu » (ou ce qu'on continue à solliciter comme tel, « part de cerveau » finalement difficilement « disponible » sous le bombardement !) s'accroche, dans Mobiles 2, à des formules inutilisables, périmées ou creuses (c'est effectivement beaucoup mieux pour flotter !) ou à de la langue de bois (ça flotte aussi : épaves !) pour se refaire une psychologie, une beauté, préoccupation insistante, et même une humanité. Conflagration et presque coïncidence des contraires dans le rire : on en ressort galvanisé. 
 
 
Pierre Drogi, janvier 2011 
 
Vannina Maestri, Mobiles 2, éd. Al Dante, 2010