Anthologie permanente : Marilyne Desbiolles

Par Florence Trocmé

26 février 
Grand vent. Il a bu presque toute l’eau du ruisseau qui ne transportera bientôt plus que sa sécheresse bien aimée, le ruisseau est un oued, grand vent, il déploie le ciel, bleu à mourir, et rapproche de nous la mer que la  montagne, entre elle et nous, interdit. Un coup d’aile soutenu par le vent, un coup d’aile par-dessus la montagne, et la mer nous est rendue. La rumeur du vent remplit tout, les vallons sont des fosses d’orchestre. La lumière est si drue qu’on ferme les yeux de bonheur. C’est la fin irrésistiblement de l’hiver, et pour saluer la saison qui vient, on porte à ses lèvres comme un mot d’amour une phrase de Roud lue la veille, un peu après minuit, une phrase où il est question d’un « bûcheron de mars » qui tombe à pic :  « Et ce geste que tu fais soudain de tout ton corps et qui est celui du valet meunier quand, le sac de froment chu  de son épaule, il se redresse avec un profond soupir, que veut-il dire, sinon que le terrible fardeau glisse enfin de notre cœur, de nos épaules, qu’enfin nous sommes délivrés !» 
 
28 février  
Et ce qui me relie à Roud et sans doute  plus encore à Ramuz ; les paysages de Suisse qu’ils disent et le climat et les saisons, les mêmes que  ceux de Savoie où je suis née et n’ai pas vécu, oui une étrangeté familière une étrangeté de cœur. 
Pas de lumière, tout est inanimé, quelques fumées grises pour seuls reliefs, celle de la cheminée de notre maison et deux ou trois dans la colline où l’on doit commencer de brûler ce que le froid n’a pas épargné. 
La lumière est si désirable après l’hiver, après les hivers qu’ont connus les miens et que me rappelle Gustave Roud. En écrivant « les miens », c’est aux morts que je pense : c’est qu’ils ne sont plus c’est qu’ils ont été qui les fait miens. 
 
16 mars 
« O mère, écoute : il n’y a plus d’ailleurs. » 
Ecrit Gustave Roud à l’adresse de sa mère, morte depuis tant d’années. 
Tout est donné dans ce champ pas bien grand, (ce « champ bref » aurait écrit Gustave Roud),  pas d’au-delà, pas d’autre paradis que ces arbres noirs qui décidément ne refleuriront pas ce printemps. Mais leur noirceur est comme grosse de tous les bourgeons anciens, de toutes les fleurs blanches dont on aurait pu se couronner, de toutes les cerises que nous avons mangées. Pas d’autre paradis que cette absence d’amertume. 
Et puis, s’il n’y a pas de promesses de fleurs aux arbres, il y a les genévriers, leurs baies les lentisques brillants, les pins, les pousses  bientôt nouvelles, la mêlée des chants d’oiseaux, les abeilles qui n’ont pas toutes quitté les ruches abandonnées et virevoltent autour de l’une d’elles. On le sent, tout est gonflé de l’attente de l’été dont un jour nous serons exclus La mélancolie nous guette, mais il y a aussi l’obstination d’une foi enfantine que notre attente, cette poussière volant avec les autres dans le rai de lumière, que nos attentes auront nourri l’été, tous les étés à jamais, qu’ils en porteront trace. 
 
2 mai 
C’est dimanche. L’herbe est humide et chaude, je marche pieds nus dans mes sandales, le ciel est menaçant, les feuilles nouvelles des arbres, lumineuses, frémissent dans le vent. C’est dimanche. Barnum des motos sur les collines. Mais je crains bien plus les mots trop gros que les gros bruits, et je préfère de loin au champ d’honneur le champ de foire. Nous ne voulons pas y rester. 
Tout à l’heure je montrais à ma fille un revue dont je m’étais chargée. En exergue du n° 2 d’avril 1990, j’avais choisi d’Alberto Giacometti : 
« Quelque chose d’inconnu 
chaque jour 
dans le même visage » 
Le même souci, déjà. Oui, bien sûr, le même. Rien n’a changé, vraiment ? rien n’est arrivé ? Ou peut-être une  chose importante pour moi : je peux toucher du doigt que depuis tout ce temps, je n’ai pas renoncé.  
 
 
Maryline Desbiolles, Je vais faire un tour, Créaphis Éditions, (publié à l’occasion des 10èmes Rencontres littéraires en pays de Savoie, 25 septembre 2010 à Ugine, Fondation Facim) 
 
Monique Petillon 
 
bio-bibliographie de Marilyne Desbiolles 
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