Spécial Marie-Claire Bancquart (2)

Par Florence Trocmé

Suite de la mise en ligne d’un dossier en trois volets consacré à Marie-Claire Bancquart. Après un entretien de cette dernière avec Richard Rognet, hier, voici aujourd’hui un nouvel entretien recueilli un peu moins de deux ans plus tard.

 

 

2. Entretien entre Jean-Claude Renard et Marie-Claire Bancquart,
paru dans le numéro 24 de la revue Nu(e), en décembre 2002

Cet entretien se présente sous une forme particulière. Jean-Claude Renard avait d’abord écrit un texte d’introduction sur la poésie. Il a pensé ensuite qu’un entretien serait plus vivant et complet, surtout s’il avait lieu entre lui et un poète dont la vision du monde est très différente (ce qui n’empêche entre nous, depuis des années, une entente et une amitié profondes). C’est à partir de son texte que j’ai posé des questions : demandes de plus longues explications, ou amorces de discussion. Ces questions, et les réponses de Jean-Claude Renard, sont ici écrites en italiques, alors que le texte premier est en capitales.- Marie-Claire Bancquart

Je dois d’abord repréciser ici que je considère, en poésie, les notions d’ancienneté et de “nouveauté”, de “passé et de “moderne”, comme purement historiques. Il s’ensuit que je tiens ce qu’on appelle une œuvre de l’art littéraire pour classique -c’est-à-dire pour indépendante de tout type de “mode”, et pour sans cesse vivante, unique et potentiellement universelle- malgré les variations phonétiques, orthographiques, grammaticales, sémantiques, survenues depuis l’époque sociale et culturelle où le poète composa le texte .

- Est-ce que tu ne penses tout de même pas que les circonstances de l’histoire, ou de la civilisation, ont une forte influence sur les poètes et sur la poésie?
Je voulais insister ici sur le fait que tout poète s’est trouvé comme nous dans des circonstances personnelles et collectives pénibles, voire dramatiques, et s’est posé des problèmes intemporels touchant la destinée. D’Aubigné a dû traverser, durant les guerres de religion, des crises comparables aux nôtres durant les conflits que nous connaissons et avons connus... Les accents de Villon, de Rutebeuf, de Ronsard, nous touchent tout autant que ceux de Baudelaire et des poètes contemporains... Tout poète (car je parle bien entendu pour tout pays, pour toute époque) se situe en poésie devant un mystère perpétuel.
Cela ne signifie pas que la circonstance historique, dans sa spécificité, soit indifférente ! Ainsi, la place énorme qu’ont prise récemment les techniques dans notre civilisation place le poète devant un état ...comment dire?

 

- D’urgence ?

 

- C’est cela, parce que les techniques, quand elles dominent, ont un effet dé-spiritualisant, et changent donc les mentalités. Le poète a sans doute plus de mal actuellement qu’il y a cinquante ou cent ans à se faire entendre. Il ne peut plus guère non plus, dans la désillusion où nous ont plongés les échecs des grandes idéologies, proposer aux hommes les images d’un âge d’or situé dans le passé ou le futur. L’utopie...

 

- Tu penses qu’elle offre maintenant une hypothèse intenable ?

 

- Ah, il me semble qu’elle ne disparaît jamais tout à fait, mais qu’elle se replie à présent dans l’inconscient, ou dans le subconscient des poètes qui la transmettent au lecteur. J’ai parlé d’un mystère perpétuel qui se propose à eux : il ne va pas sans quelque ouverture vers un espoir, fût-il minime et intime. Mais la société, elle, n’est actuellement guère porteuse de cet espoir.

 

- Donc, en ce moment, la situation du poète serait plus difficile que jadis ?

 

- Plus paradoxale en tout cas: d’un côté, oui, sa place est instable et semble minime; de l’autre, sa parole est une de celles dont notre monde aurait le plus grand besoin. Mais cette situation n’est pas inédite sans doute! Elle doit revenir lors de chaque tournant de civilisation. Peut-on se croire exceptionnel ?

 

- Je me pose des problèmes à propos de ce que tu écris des œuvres classiques. Il me semble qu’en France du moins, le terme “classique” ne va pas sans une ambiguïté, parce qu’on l’applique le plus souvent à une certaine époque de notre littérature, qui édicte des règles d’écriture strictes.

 

- Oui. J’aurais plutôt dû parler d’œuvres dont le sens, l’émotion, sont généralisables à tous, et à tout moment. Pour ce qui est de l’écriture, assurément elle a varié, elle, et l’écriture “classique” n’en est qu’un épisode. Depuis que le vers classique s’est assoupli, que sont utilisés le vers libre et le verset, sans parler du poème en prose, chaque poète tire le rythme de son écriture de son univers, de sa respiration propre. Pas plus facile d’ailleurs que de suivre des règles établies!

*

On comprendra donc que je m’autorise de cette conception, qui ressortit à ma seule nécessité créatrice, pour publier dans le présent numéro de Nu(e) les “poèmes-chansons” (sur l’eau, le vent, le feu, le sang, la mort, le printemps et l’automne, les derniers temps), qu’aurait pu, du moins je l’imagine, chanter quelque troubadour d’oc du haut moyen âge.

- Avec les modifications inhérentes au temps que nous avons dites. Mais on sent bien que tu parles des émotions et sensations d’un homme qui s’exprime avec simplicité, que ce soit en langue d’oc ou dans notre français actuel.

 

- Et si je me compare à un troubadour, c’est que je suis né et que je suis resté un méridional, attaché aux couleurs et aux formes méditerranéennes.

 

*

 

Pourquoi cette mixité? Parce que je recours à une écriture rythmique encore propre à l’essence de la prosodie française, et parce que si le son et le cri apparurent dès l’origine, puis la parole (au sens profane et sacré, laïc et religieux: celui de la spiritualité chrétienne mais œcuménique et éclectique à laquelle j’adhère), puis les signes graphiques, puis le retour actuel à l’oralité décrivent une évolution dont je fais partie.

- Retour à l’oralité : est-ce que cela signifie qu’on cherche à dire la poésie, actuellement, beaucoup plus que naguère ? Ou qu’il serait suffisant de la dire, sans que ceux qui l’entendent aient besoin aussi de la lire ?

 

- Cela, non, non. C’est la chanson qui est dans ce cas; il y a de très bonnes chansons, mais ce ne sont pas des poèmes: elles visent à créer un effet immédiat; elles doivent le faire. Un poème aujourd’hui (un “poème-chanson”) peut vouloir directement atteindre le public par son rythme et son sens. Il le veut sans doute plus que du temps, mettons, de Mallarmé! Mais il n’en reste pas moins nécessaire de le lire, parce qu’un poème comporte non pas un, mais plusieurs sens, qui ne peuvent se développer que si on le prend ou le reprend sous forme écrite. Lecture en public, certes. Mais le poème demande aussi la lenteur et la solitude.

 

- Je crois que tu devrais expliquer ce que tu entends par “oecuménisme”, et faire un peu l’historique de ta position vis-à-vis de lui, et du christianisme.

 

- Sans doute. D’abord parce que le terme d’œcuménisme peut prêter à confusion. Le mien n’est pas celui de l’Église catholique, qui ne me semble pas suffisant. Il ne s’agit pas seulement de ne pas être hostile aux autres religions. Je crois qu’il faut respecter et chérir le choix personnel de tout être, qui a élaboré ,par rapport au mystère de notre destin ,le mode de pensée le plus nourrissant pour lui. Cette pensée peut se rattacher aux religions révélées, ou à un spiritualisme qui ne reconnaît pas de Dieu, comme ce fut le cas par exemple pour Guillevic.
Si maintenant je fais un bref retour sur mon cheminement personnel, je parlerai d’abord de ma très grande foi catholique spontanée quand j’étais enfant, puis d’une période de doutes et de questionnements durant mon adolescence: ils étaient d’autant plus forts que je me trouvais dans un collège religieux. Tout dogmatisme m’était une gêne. J’ai ensuite, et pendant vingt ou vingt-cinq ans, perdu la foi; j’ai même traversé, à la suite de la perte de ma petite fille, une période occultiste dont je ne voudrais pas parler davantage. J’ai ensuite retrouvé la foi; j’ai rétabli en moi une conscience du mystère qui a le nom de Dieu avec majuscule - dieu avec une minuscule, dans mes poèmes, c’est le nom du mystère que tous peuvent ressentir. Aujourd’hui, j’ai effectué un retour à la pratique catholique en assistant à la messe, car ma foi passe par Jésus-Christ, archétype pour moi de l’incarnation et résolution accomplie de l’équation humano-divine ( mais j’accepte bien l’idée que pour d’autres, l’archétype soit Bouddha ou Mahomet). En revanche, je suis toujours rétif à certains enseignements de l’Église. Par exemple, je ne crois pas à l’enfer éternel. Le mal existe. Mais il ne vient, selon moi, que des imperfections du monde et de la nature humaine. C’est cela seul qui le fait être. Dieu n’y est pour rien...

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Le “demain” de l’oralité m’oblige à demander si elle sera capable de rester telle qu’aujourd’hui et transmissible, dans le continuum spatio-temporel, sans utiliser un support, de quelque nature qu’il soit -psychique ou somatique, immatériel ou matériel- lequel reconstituerait alors une forme étonnante de graphisme. Je pose la question à qui voudra bien y répondre. Mais je sais que seul l’avenir (ce “futur indéfini”) le pourrait.

- Tiens! Ne serions-nous pas un peu dans cette utopie intime dont tu parlais?

 

- C’est ma foi vrai. Je pense à une nouvelle manière d’écrire qui serait comprise par tous les hommes, un peu comme l’écriture chinoise est comprise par tous les Chinois, quelque langue qu’ils parlent localement. Mais, plus fort encore! , cette écriture universelle serait réservée uniquement à la poésie. On peut rêver...

 

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Je tiens la poésie pour le lieu et la formule verbaux d’une manière particulière d’être, de connaître, d’agir qui -comme un voyage spirituel nourri de constantes et insolites découvertes- renouvelle sans cesse le regard et la pensée.

- Peut-être que par cette formule, tu te définis un peu abstraitement, alors que le concret joue un rôle fondamental dans tes poèmes

 

- Certes, je ne dirai jamais assez qu’un voyage spirituel se déroule sur le double plan du corps et de l’âme. Et encore, je les sépare trop, car je ne reconnais pas de dualité: nous sommes corps-et-âme, confondus. Les choses du monde nous sont nécessaires. Elles aussi participent du mystère, puisque, plantes ou bêtes, elles sont susceptibles de ressentir des affects ou des émotions.

 

*

 

Grâce au langage à la fois oral et écrit, unique et en même temps potentiellement universel qui incarne et exprime ces fonctions, la parole poétique fait de celles-ci des signes transmissibles et partageables.
Mais ce langage ne rend pas réellement présent ce qu’il dit. Il n’en peut proposer qu’une virtualité néanmoins efficace par l’émotion qu’elle produit -laquelle entraîne une première métamorphose intérieure. Tout se passe cependant comme si l’on voyait les choses encore inconnues, et même la face cachée des choses familières, se révéler à travers une vitre transparente mais incassable, qui empêche de les toucher et de les posséder dans leur pleine réalité.
En somme, que ces choses soient vraies ou imaginaires, le poème ne donne de leur existence (par les mots, dans les mots ou au dehors des mots qui les nomment) qu’un reflet opérant plus ou moins sur l’esprit d’autrui.

- Le langage comme virtualité du réel présent ou passé... Oui, mais par les mots, n’y a t-il pas une autre réalité qui se crée? Tu évoques un souvenir d’enfance, par exemple. Cela ne va pas faire surgir de nouveau les choses du passé. Mais tu as vécu entre-temps, et ton souvenir est passé par le filtre de tout ce que tu as vu et senti. Il en est enrichi, transformé. Si bien que le “réel” du passé, s’il surgissait, ne correspondrait pas non plus à ce que tu dis.

 

- C’est vrai. La poésie possède un dynamisme interne et actif, que j’ai trop négligé de faire sentir dans ces lignes. En fait, si le poème d’un côté est en manque, d’un autre côté il crée un ajout. L’imagination, cette “reine des facultés”, est productrice d’un mixte dont la présence est indiscutable.

 

*

 

J’ajouterai que -naissant de tous les éléments dont se compose la vie, consciente et subconsciente, de chaque poète, et entreprenant aussi de dire le mystère, le sacré, l’indicible- le poème semble parfois devenir, aux extrêmes limites où se rejoignent la parole et le silence, une sorte de témoignage des spiritualités et, par suite, un monde de célébration susceptible d’éclairer l’existence et de commencer à se charger de signification. En d’autres termes, le poème est, pour moi, un acte verbal porteur d’un appel à lutter contre toutes les forces négatives ennemies de l’accomplissement progressif et positif des êtres humains, en même temps qu’une langue de combat contre toutes les formes de la mort.
Enfin, il arrive qu’au cours de ses explorations les plus profondes, le poème -déjà “voyant
au sens rimbaldien- se fasse prémonitoire et même prophétique.

©Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio (revue Nu(e) ) – tous droits réservés

A suivre par un article de Béatrice Bonhomme sur Marie-Claire Bancquart.

Marie-Claire Bancquart dans Poezibao :
Bio-bibliographie de Marie-Claire Bancquart
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Aux 20 ans du Nouveau Recueil,
Lecture chez Tschann (05),
fiche de lecture : Avec la mort, quartier d’orange entre les dents,
Carte Blanche à (sur Bonnefoy au programme de terminale L),

réponse à l’enquête sur les femmes-poètes,
Verticale du secret (présentation)