La FNAC, histoire d'une normalisation - La Vie des idées [del.icio.us]

Publié le 29 janvier 2011 par Christophe Benavent

Quelles traces ont laissé de leur passage les deux anciens trotskistes, André Essel et Max Théret, à l’origine de la FNAC, fondée en 1954 ? Quel rôle a joué cette entreprise dans le développement de la commercialisation de biens culturels ? Que reste-t-il du projet originel ? Qui sont ses salariés et quelles sont leurs conditions d’emploi et de travail ? L’ouvrage de Vincent Chabault retrace l’histoire de cette entreprise qui a suscité des éloges aussi dithyrambiques que les critiques ont pu être virulentes, à travers un double regard : comment l’entreprise a-t-elle pu « absorber » les évolutions de son environnement et au prix de quelles transformations ? Qu’est-ce qu’a signifié, pour deux générations de salariés, le fait de travailler à la FNAC ?

Contribuer à son époque… avant de s’y ajuster

Dans les années 1950, une nouvelle classe moyenne se fait jour, plus nombreuse, plus diplômée et plus aisée que la précédente. Ses espoirs d’ascension sociale sont fondés et ses membres aspirent majoritairement à d’autres manières de vivre que celles de leurs aînés. Pour eux, la consommation de produits culturels est à la fois le moyen et le signe de cette ascension. La FNAC répondra aux aspirations de ce qui deviendront sa clientèle, et surtout ses adhérents : des jeunes avides de signes distinctifs de leur statut social, accédant à des métiers, sinon nouveaux, du moins encore inaccessibles à leurs parents, et, parvenant pour certains à un statut hiérarchique en plein essor, celui de cadre. L’objectif des fondateurs de la FNAC est de contribuer à l’accès de ces nouveaux consommateurs aux biens culturels (chapitre 2) en luttant contre les abus des distributeurs en termes de prix comme de qualité des produits. Outre une politique de prix bas, A. Essel et M. Théret proposent très vite, dans le magazine de liaison avec les adhérents, Contact fondé dès 1954, des tests comparatifs des produits, réalisés en interne à partir de 1972, grâce à la création d’un laboratoire propre. C’est la logique de lutte pour des prix bas qui prévaut quand la FNAC ouvre son premier rayon livres à prix discount en 1974. Mais elle fait voler en éclat l’équilibre fragile des relations éditeurs-libraires, suscitant de très vifs débats entre les tenants du prix libre et ceux du prix unique, jusqu’au vote de la loi dite « Lang » en 1981.

En 1980, la FNAC entre en bourse avant d’être rachetée par la GMF en 1985 puis par François Pinault dix ans plus tard : la seule logique de rentabilité financière balaie alors le projet des fondateurs (chapitre 4). Un personnel embauché sur des statuts d’emploi dégradés remplace progressivement les salariés des années 1960-1980 recrutés pour leurs capacités d’investissement, sous des statuts et dans des conditions enviables pour le secteur du commerce. Les tâches sont rationalisées et les marges d’autonomie des salariés supprimées : seule compte la rentabilité immédiate, et la vente à tout prix prime sur l’offre originale et de qualité qui avaient fait la réputation de l’entreprise. Finie donc l’innovation jusque dans la gestion des salariés, place à une grande entreprise de grande distribution parmi d’autres, bénéficiant d’une image construite antérieurement.

Par la description détaillée de deux générations de salariés à la FNAC (chapitre 3 et 6), de leurs conditions d’emploi et de travail, l’ouvrage de Vincent Chabault éclaire un pan de l’histoire de la classe moyenne dans la deuxième moitié du XXe siècle. Jusque dans le milieu des années 1980, cette classe connaît une ascension continue : accès à de meilleurs salaires, à des conditions d’emploi qui s’améliorent, voire à des emplois dans le secteur culturel. À partir du milieu des années 1980, malgré un accroissement continu des niveaux de diplômes, voire de formations spécialisées, les conditions et les statuts d’emploi se dégradent, et le travail perd de son intérêt au fur et à mesure que la marge de manœuvre du salarié se réduit.

Une entreprise pas comme les autres, devenue une parmi d’autres

Les portraits d’A. Essel et M. Théret (chapitre 1) avant et après leur passage dans l’entreprise permettent de comprendre la teneur de leur projet et les moyens qu’ils se sont donnés pour le mener à bien. Si eux-mêmes et leurs successeurs ne sont pas pionniers dans tous les domaines, l’échelle à laquelle ils mettent en œuvre leurs idées d’aménagement de l’espace de vente et de fidélisation des clients en 1986, la carte d’adhérent devient une carte de crédit), change profondément les modes de commercialisation des produits culturels. La stratégie de développement de la FNAC passe par l’ouverture de magasins à Paris, en province (d’abord à Lyon en 1972) et à l’étranger (Bruxelles en 1981). Sur de grandes surfaces, ces points de vente proposent une offre multiproduits impossible à rassembler ailleurs, et mobilisent de gros moyens pour organiser des rencontres entre public et auteurs. Le succès est au rendez-vous : les adhérents de la FNAC (20 000 en 1955, 250 000 en 1969, 400 000 en 1987 en France et en Belgique, et 1 million en mars 2000), bien que minoritaires parmi les clients, réalisent la majorité des achats en valeur depuis bien des années.

Mais l’expansion de l’entreprise coûte cher et les résultats sont en dents de scie. L’aventure de la GMF, en la personne de Jean-Louis Pétriat, fut de courte durée du fait d’investissements qui mirent l’entreprise en péril. J.-L. Pétriat eut toutefois le temps de filialiser la société, afin que les acquis sociaux obtenus dans certains magasins ne puissent être étendus à tous les salariés, et de lancer l’informatisation, devenue indispensable, mais qui réduira progressivement l’autonomie des salariés. À partir de 1996, F. Pinault accélère ce mouvement en créant une « Direction produits » qui centralise les achats (à l’exception notable du livre : 40 % des achats centralisés en 2003) permettant des économies d’échelle et des gains sur les marges. Il innove en préférant aux cadres maison des dirigeants issus de grandes écoles bénéficiant d’un réseau important, et dont la réputation d’intellectuels est assurée. Les années 2000 voient la création du site de vente en ligne et la poursuite du développement à l’étranger (59 magasins en 2008) et en France (78 magasins dans 56 villes en 2008), notamment dans des villes périphériques pour contrer la concurrence d’autres distributeurs de produits culturels. Mais la fin de la décennie est difficile. Le remplacement récent de Denis Olivennes par l’ancien directeur de Conforama signale la prévalence des impératifs de rentabilité sur d’autres considérations. La FNAC n’a pourtant d’autre choix, pour conserver sa position dominante dans le secteur de la grande distribution de produits culturels, que d’investir dans le maintien de son image culturelle… qui fait autant sa force en la singularisant, que sa faiblesse face à des concurrents qui en font l’économie.

Des employés d’un commerce culturel aux employés de commerce

La FNAC, association de deux personnes montant leur projet en 1953, est une PME qui passe de 22 à 580 salariés entre 1960 et 1969, et devient une grande entreprise de 19 357 salariés en 2008. À partir de 1985 la gestion du personnel originale des débuts cède la place à celle d’un grand distributeur commercial spécialisé, soumis à des actionnaires étrangers au secteur culturel et réduit à la recherche de la rentabilité à court terme. Coexistent aujourd’hui deux générations de salariés qui diffèrent par leurs modes de recrutement, leurs conditions d’emplois et la gestion de leurs carrières, et dont la première a connu des contenus de travail désormais disparus ou en voie de disparition. Leur mode d’investissement dans leur travail et leur attachement à l’entreprise diffèrent donc radicalement.

La première génération de salariés est recrutée par A. Essel lui-même. Leur autonomie dans le travail n’est pas seulement revendiquée par eux, elle est imposée par la direction. Le contenu intellectuel du travail permet aux aspirations suscitées par une scolarité longue, voire des études universitaires, de se réaliser dans un travail de conseil ayant un impact sur les ventes. La nature des produits vendus renforce encore ce sentiment : la proximité avec la culture légitime et ses pratiquants rehausse socialement l’activité des vendeurs. En outre, les possibilités de mobilité interne et les acquis sociaux, même s’ils doivent être conquis, laissent espérer à chacun une amélioration ininterrompue de sa situation professionnelle. Répondant à trois « séries d’indicateurs : le degré de sécurité économique, la capacité d’expertise et la maîtrise organisationnelle au travail, et la possession d’un capital culturel » (p. 73), entre 1960 et 1985, le métier de vendeur à la FNAC est un métier de classe moyenne. Vincent Chabault explique les raisons du fort taux de syndicalisation de ces salariés (création d’une section syndicale dès 1968 ; premier mouvement social en 1973), qui les distingue de ceux du secteur de la grande distribution à la même époque.

À partir du milieu des années 1980, la gestion du personnel est désormais orientée vers la réduction des coûts (chapitre 5). Si le recrutement de diplômés se poursuit, parce qu’il garantit un certain comportement vis-à-vis du travail et face aux client, les possibilités de mobilité interne se tarissent. Place à la dégradation des conditions d’emploi et à la précarité des statuts qui exclut leurs détenteurs des protections valant pour les autres salariés (stratégie de division du collectif de travail). Place aussi à la rationalisation des tâches et à la réduction maximale de la marge d’autonomie. Le turn over des caissiers et vendeurs aux statuts précaires, ou des cadres qui doivent quitter l’entreprise s’ils ne veulent pas stagner, est désormais la règle. Mais la préférence qui va aux « bons vendeurs » s’appuie aussi sur des « vendeurs experts » de la première génération, appelés à se raréfier au cours du temps, pour allier rentabilité et culture. La seconde génération de salariés, aussi peu enracinée dans la profession que peu attachée à l’entreprise, se syndique davantage à SUD (chapitre 7) qu’à la CGT ou la CFDT. Pour les plus militants en effet, il ne s’agit plus de lutter principalement pour l’amélioration des conditions de travail dans une entreprise où les statuts précaires et la réduction de l’intérêt du travail engagent au détachement. Mieux vaux s’impliquer pour des questions générales de « vie en société » retentissant, de fait, sur le travail quelle que soit l’entreprise.

En proposant une meilleure connaissance d’une entreprise « que chacun croît connaître », le livre de Vincent Chabault, loin d’être une simple monographie, reconstruit l’histoire des stratégies de développement d’une organisation et met en évidence le rôle des deux générations de salariés qui les ont rendues opérationnelles. Il contribue ainsi à replacer l’histoire de la FNAC dans l’histoire sociale et économique de la France de la seconde moitié du XXe siècle en associant une étude de la diffusion des produits culturels, non pas aux classiques questions d’accès, de clientèles et de pratiques, mais aux dimensions de l’emploi et du travail.

Les sources mobilisées allient une documentation variée, des observations directes du travail en magasin, et une quarantaine d’entretiens approfondis auprès de cadres ou d’employés des magasins parisiens. De larges extraits de ces entretiens illustrent divers profils de salariés et rendent la lecture de l’ouvrage très agréable, mais on s’étonne que l’auteur ait parfois choisi de reprendre les mêmes extraits d’entretiens pour illustrer des thématiques différentes. On peut regretter l’absence de comptes rendus d’observations et, surtout, d’extraits des sources sur lesquelles s’appuie l’analyse. On notera, en annexe, la présence, d’une chronologie récapitulative très utile.

par Frédérique Leblanc