La philosophie russe comme souci de communion

Publié le 02 février 2011 par Tudry

Dictionnaire de la philosophie russe (édition française sous la direction de Françoise Lesourd), L'Age d'Homme, 2010, 1007 pages, 77 euros

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« J'attends les Cosaques, et le Saint Esprit. »

Léon Bloy

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Il est des livres « pour les nuls ». Sorte de stratégie apophatique tant il semblerait que l'éditeur est persuadé que les lecteurs le seront toujours suite à leur lecture. Et puis, et puis il est des livres. Des livres qui dépassent cette condition d'objet tant le sujet qu'ils portent dépasse leur « capacité de stockage ». Une bibliothèque digne de ce nom ne devrait contenir que de tels ouvrages qui constitueraient alors autant de portes ou de fenêtres noétiques ouvrant sur un infini de découvertes intérieures transposant la bibliothèque au statut de cité spirituelle, inexpugnable cité intérieure illuminée par le logos seul...

Des livres avec lesquels, en outre, il faut batailler, (« seuls les violents s'en emparent ») tel Jacob avec l'ange...

Comment diable, rendre compte ou faire la critique d'un « dictionnaire » ? Tout d'abord il faut le lire. Soit... Ensuite se remettre de ses émotions, digérer, assimiler tout ce que ces notices vous ont révélé d'infiniment pertinent et puis, mettre finalement de côté tout ce dont vous savez que vous n'aurez jamais fini de le méditer.

Notons tout d'abord l'agréable homogénéité de l'ensemble. Travail qui dut être titanesque si nous considérons le nombre des auteurs et des traducteurs (qui ne se sont pas limités à cette besogne semble-t-il, et qui ont su apporter également leur contribution personnelle). Ce dictionnaire peut alors parfaitement se lire comme un seul et long texte et d'ailleurs, cette lecture (que je conseille) se révèle une aventure assez peu commune.

Là le texte se révèle à celui qui ose lever un peu les yeux telles ces anciennes splendides portes russes, monumentales. Gigantesques, à l'orée des églises, portant l'arbre de vie aux flancs duquel s'étageaient les icônes expressives. Ce texte est, à la fois, une porte majestueuse ouvrant sur des mondes et ces mondes eux-mêmes. Des mondes oui, des mondes mais toujours russes, toujours. Tant à la lecture attentive de ce texte nous ne pouvons que nous apercevoir que cette terre et ce peuple ont tout reçu d'une « manière » russe. Oui, même les critiques les plus acerbes font une critique russe, profondément, même les plus occidentalistes ne peuvent se défaire d'une approche russe de l'Occident. Ces penseurs furent des pétrisseurs... Ils ont malaxé toutes les matières reçues dans la vie, la glaise et la neige russe.

Nous avons nos habitudes, notre habituelle attitude face aux systèmes philosophiques bien bâtis, étanches autant que retranchés, une branche des « activités humaines » pas très « utile » mais que nous révérons de loin en loin (d'autant que ça peut rapporter des points pour le sacro-saint diplôme...), avec la sourde espérance qu'un jour, peut-être nous y comprendrons quelque chose ou bien qu'un philosophe moins « snob » finira par, tel le primate des évolutionnistes, descendre de sa branche pour nous fournir, tout armée : la solution, le bonheur...

Or, l'une des grandes spécificités de la philosophie en Russie, fut cette soif inextinguible de penser non « pour » le peuple comme « à sa place » mais de penser toujours au peuple, avec lui, pour lui en tant qu'en lui. De Skorovoda à Lénine en passant par Khomiakov et Biély la sobornost, la conciliarité n'est jamais absente. Avant que la pensée ne devienne elle aussi un pan de l'administration révolutionnaire, avant que le peuple ne soit figé et glacé (et massacré) dans la gangue abstraite du prolétariat lumpenisé, la beauté, les élans de l'amour et du coeur qui pardonnent, les larmes bienfaisantes, composèrent un ensemble de réalités qui fit que, même les plus complexes des systèmes de la philosophie russe, ne furent jamais tout à fait secs et abstraits.

Même inversée, comme chez les Constructeurs de Dieu, la philosophie en Russie est toute parcourue, comme on peut l'être d'un frisson, d'une inaltérable fièvre divino-humaine. Il n'est pas jusqu'à l'athéologie de Bakounine qui ne soit parcourue de thèmes théologiques (certes dégradés) et la sobornost comme l'unitotalité (chère à Soloviev) s'y retrouve. Son anti-métaphysique comme forme subtile et rationalisée de théologie pourrait également se justifier selon la mystique chrétienne.

Cette chaleur teintée d'une tristesse pleine d'espérance on la retrouve magnifiquement exprimée chez Andreï Biély. Comme un écho à la conception de Dimitri de Rostov pour qui le philosophe ne peut philosopher qu'après être passé à l'épreuve de la vie, de l'être, Biély clame la « vie vivante », « cette vie dont a totalement disparu la nécessité ». Pour lui la tâche du philosophe est de se frayer une voie par-delà « les gradations mécaniques des méthodes, des formes, des systèmes pour atteindre, au-delà, la pensée vivante. » (p.88) Cette dynamique de la « pensée vivante » se révèle non dans les lois logiques et formelles mais dans celles, stylistiques et rythmiques de pensées-formes musicales visibles. C'est Biély encore qui déclarait que la Russie c'est Socrate buvant la ciguë : « un Socrate contemporain, extérieurement empoisonné, intérieurement élevé, dilaté, uni à un génie intime qui prophétise ». Quand, pour Aaron Steinberg (membre de la Volfila avec Ivanov-Razoumnik et Radlov) Dostoïevski est LE philosophe de la Russie : « philosophe de « la conscience de la révélation de Dieu en moi ».

Bien plus qu'en Occident littérature, poésie et philosophie sont ainsi inséparables. Pour Daniil Andreïev (auteur de l'incroyable poème historiosophique Roza Mira) Lermontov, Dostoïevski et Soloviev furent capables de « contempler les espaces cosmiques et les perspectives métahistoriques ». Lui-même en appelait à « l'intelligence mystique et conciliaire de l'humanité vivante » et évoquait avec insistance « le sein mystérieux de la Russie ». Un espoir qui, peut-être résonne encore chez Vladimir Bibikhine (1938-2004) pour qui la philosophie et son langage se devaient d'être mis en oeuvre pour que se révèle un endroit où l'événement illumine, devient phénomène et où l'on laisse ce qui est être ce qu'il est au lieu de le vouloir mettre en chiffres et sous contrôle.

Paradoxalement, se sera le rôle des « derniers » représentants des ces grands courants de pensées russes fondé sur l'importance primordiale de la « personne » qui refermeront la parenthèse de la liberté, qui mettront en chiffre et sous contrôle, mais toujours au nom d'un épanouissement (à venir) de la personne et de sa liberté... Un même souci de soulager l'homme réel, charnel, chez Komihakov et Lénine. Mais ce qui fut ouverture et dépassement tout personnel de la « classe » chez l'un fut, chez l'autre, enfermement débilitant et mortifère.

Le grand voyage, l'immense pérégrination qu'est ce texte composite, est étourdissant. D'où l'on comprend mieux l'intense mélange (sans confusion) d'exaltation et d'humilité propre à la vie russe. Au fil des lignes se rejoignent Skovoroda et Nil de la Sora, Fédorov (chrétien d'un prophétisme intransigeant) qui doit tant aux deux premiers (et qui influera directement aussi bien sur Dostoïevski et Soloviev que sur Leontiev et Rozanov...), qui sera une source d'inspiration pour les premiers spécialistes soviétiques de la conquête spatiale, Novgorodtsev, Bakhtine... Où l'on constate que la pensée la plus aigüe, la plus diaphane n'est jamais très éloignée des considérations de la terre et de la chair...

Où, malgré les années (ou grâce) de glaciation bureaucratique nous constatons que fleurirent loin, si loin, de nos riantes aires de divertissements consumhmouristes, des visions intérieures, sophianiques et personnelles telles celles de Iakov Drouskine (1902-1980) et sa personnologie incandescente ou celle, encore, de Bakhtine. Que cela soit Mikhaïl, demeuré, en Russie jusqu'à sa mort en 1975 (qui, par crainte de la censure, sacrifia son manuscrit sur l'esthétique pour le « convertir » en papier à cigarettes...) ou Nikolaï qui termina sa vie à Birmingham en 1950, communiste lui qui avait rejoint l'émigration après avoir combattu dans les rangs de l'armée blanche. Ces deux hommes, ces deux frères, philosophes et littérateurs, éloignés mais russes toujours, mirent au centre de leur monde spirituel l'homme, l'homme réel, jamais désincarné en idée ou en concept. Nikolaï avait déjà finement analysé la tragique dichotomie de l'homme moderne, entre intériorité de plus en plus rognée et une extériorité mondaine instrumentalisée quand Mikhaïl développait longuement (en particulier après avoir étudié avec une rare profondeur les romans de Dostoïevski) l'idée du dialogisme (ce perpétuel dialogue de l'homme avec lui même autant qu'avec « l'autre »...).

Cette situation, parmi, bien d'autres en dit long sur la pérennité non de l'idée de l'homme, mais de l'homme lui-même, véritable centre, point « critique » de toute la philosophie russe. De cette pensée dont l'apport infini est bien loin d'être encore entendu de nos jours dans nos contrées. Pensée bien moins (malgré les écarts et les affrontements) sectorisée, vectorisée que celle de l'Europe, pensée qui symbolise parfaitement la grande idée de Soloviev sur l'uni-totalité. Pensée (plus que systèmes de pensée) qui malgré (ou, encore une fois, grâce) l'affrontement à l'athéisme officiel et militant le plus cinglant et sanglant, ne s'est jamais véritablement coupée du flux et de l'influx vivifiant de l'Esprit et du divin. A parcourir ce texte (comme on parcourt un vaste pays, réellement) ce sentiment ne nous lâche pas, comme si, constamment mis en cause, attaqué, repoussé, l'Esprit revenait à pas léger ou à lourde charge (tels les Cosaques -que Léon Bloy, d'ailleurs, attendait conjointement...)