LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU de NINA COMPANEEZ

Publié le 03 février 2011 par Abarguillet

Faire découvrir aux téléspectateurs l'oeuvre de Proust, telle fut l'idée de Nina Companeez qui s'est attelée à la tâche non sans mal, en s’appuyant sur quelques portions de l’oeuvre dans un téléfilm produit par France télévisions et Arte par Ciné Mag Bodard. Ce téléfilm a été tourné entre Paris et Cabourg. Présenté en deux épisodes, sera-t-il en mesure d’inciter un jeune public à se plonger de l'oeuvre proustienne, telle est la question que l'on est en droit de se poser après l'avoir visionné ?

Oui, Nina Companeez ne manque pas de culot d’avoir porté à l’écran l’un des chefs-d’oeuvre littéraire du XXe siècle en deux épisodes de deux heures chacun, restreignant l’oeuvre à la portion congrue, et n’offrant à voir qu’une série de courtes scènes sans chronologie qui condamne ce monument à n’être plus qu’une peau de chagrin. Certes, il y a de jolies scènes, la réalisatrice ayant eu les moyens financiers de faire une reconstitution des décors et costumes très réussie, mais cela s’arrête là, car si le décor est planté ni les personnages, ni l’essence du roman ne sont véritablement présents, surtout dans le premier épisode. Et comment pourraient-ils l’être ? On ne transforme pas une réflexion philosophique sur le temps, la mémoire involontaire, en images d’Epinal, ce n’est pas possible et on ne peut rendre en quelques heures la teneur si subtile, si complexe d’une oeuvre de ce gabarit. On sait qu’un immense cinéaste avait envisagé de faire cette transposition, Visconti, mais qu’il abandonna le projet, que Raoul Ruiz  résuma de façon souvent malhabile Le temps retrouvé, aussi aurait-il été préférable d’en rester là, La Recherche ne se prêtant nullement à une adaptation de par son ampleur et son contenu. L’oeuvre de Marcel Proust, c’est avant tout des phrases ciselées, une symphonie de mots, une pensée philosophique approfondie, une construction solide et une galerie de personnages qui sont ici à peine esquissés, virant très vite à la caricature et à la préciosité. Enfin c’est une oeuvre colossale de plus de 3000 pages qui se voit ainsi ramassée en une suite de tableaux le plus souvent plaisants, mais qui ne donnent de La Recherche que ce que la restauration rapide donne à la grande cuisine : à peine un avant-goût.
Après un premier épisode très décevant où le narrateur se substitue à Proust lui-même, ce qui est une profonde erreur, La Recherche étant un roman à part entière et non la biographie de son auteur, le second épisode se détache par une réalisation qui prend davantage en compte le texte et nous en donne quelques bribes savoureuses ou émouvantes, surtout à la fin avec le grelottement ferrugineux de la petite cloche qui annonçait l’arrivée de Swann et le personnage d’Albertine adorablement campé par la jeune actrice Caroline Tillette.  Mais rien ne subsiste, en dehors d’une imagerie nostalgique ou cruelle, de ce qui constitue le socle de l’oeuvre, les pages merveilleuses sur l’enfance, le baiser maternel et l’inquiétude du petit garçon guettant l’arrivée de sa mère, l’importance de l’art, qui est plus que la vie, et dont le court dialogue dans l’atelier d’Elstir ne nous donne aucune idée, les considérations de Proust au sujet de l’affaire Dreyfus qui ne sont pas même mentionnées, pas davantage que celles sur la guerre de 14/18, enfin l’importance de l’imaginaire dans la vie de chacun et les pages consacrées non seulement à l’éloge de la beauté et aux phénomènes de la mémoire involontaire, mais aux exigences de l’intelligence et de la morale, tant il est vrai que La Recherche s’inscrit dans une démarche rédemptrice, l’art arrachant l’homme à sa médiocrité.

Cette réalisation de Nina Companeez, qui n’est certes pas dénuée de qualités, donnera-t-elle à notre jeunesse l’envie de se plonger dans l’oeuvre proustienne ? Je n’en suis pas persuadée, pour la simple raison que le personnage du narrateur nous apparaît d’autant plus décalé dans le film qu’il est joué par l’acteur Micha Lescot de façon trop inhibée, trop maladive, nous imposant la présence envahissante d’un être craintif, timide et pour le moins coincé, parlant peu et n’ayant ni étoffe, ni relief, alors que Proust jeune était brillant, gai, drôle, et que son art de converser en faisait un interlocuteur d’exception. Cela n’est guère apparent dans le film, simplement parce qu’en attribuant à l’auteur le rôle du narrateur, on rend l’oeuvre bancale, d’où ce paradoxe d’un être en retrait qui n’est ni tout à fait le narrateur du roman, ni tout à fait l’écrivain Marcel Proust. Ainsi le film réduit-il cette Recherche à un livre d’images agréable aux yeux, mais d’où l’esprit est absent, le 7e Art étant un art différent de la littérature et le rendu de l’image différent du rendu des mots. Je ne prendrai pour exemple que la mort de la grand-mère que l’image inflige d’une façon unilatérale, alors que celle relatée par l’ouvrage littéraire respecte la vision que chacun peut en avoir et lui autorise toutes les libertés de la pensée et de l’interprétation. Cette différence est capitale. Là où le cinéma impose, la littérature suggère. Si bien que ces deux épisodes n’aboutissent qu’à circonscrire La Recherche dans le registre du snobisme d’une société aristocratique décadente, aux relations qui se tissent avec la bourgeoisie en pleine ascension sociale et à l’homosexualité, donnant lieu à quelques scènes racoleuses et ne présentant de Proust qu’une vision joliment passéiste.

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