LOPPSI : la protection de l’enfance, cheval de Troie du filtrage généralisé d’Internet ?

Publié le 07 février 2011 par Unpeudetao

La Loi d'Orientation Pour la Programmation de la Sécurité Intérieure (LOPPSI) sera soumise le 14 décembre prochain en deuxième lecture à l'Assemblée Nationale (la date du 23 novembre initialement prévue ayant été reportée). Parmi les dispositions prévues dans ce texte figure l'article 4 qui introduit le filtrage des sites Internet à caractère pédopornographique. Une disposition qui prétend empêcher l'accès des contenus pédopornographiques “aux mineurs et aux adultes consommateurs, ou susceptibles de développer des vocations pédophiles”. L'Ange Bleu, Association Nationale de Prévention et d'Information Concernant la Pédophilie, s'oppose à cet article.

En effet, nous jugeons cette disposition inefficace, contreproductive et dangereuse à l'égard de l'exercice démocratique :
 • Inefficace en raison de la nature mouvante d'internet et des possibilités de contournements déjà existants .
Un site filtré une heure pourra sans aucun obstacle migrer vers un nouveau serveur l'heure suivante. Tant que le diffuseur n'aura été arrêté et le contenu détruit, ce dernier restera toujours présent sur la toile. Des techniques permettent de contourner anonymement les filtrages imposés par les autorités, par l'usage par exemple de proxys. De plus, la plupart de ces contenus ne se diffusent plus via des sites internet comme ce fut le cas une décennie plus tôt, mais à travers des réseaux privés, le peer-to-peer ou encore IRC pour ne citer que ces exemples.
• Contreproductive en cela qu'elle ne pourra que renforcer le traffic de la pédopornographie en le reléguant aux marges du réseau, d'où il pourra prospérer.

Il est fort à craindre en effet que les diffuseurs de pédopornographie prennent acte de ce dispositif pour déployer toutes les ressources en leur possession afin de sécuriser et renforcer leurs traffics si ce n'est déjà fait. De part notre expérience auprès du public concerné, nous confirmons qu'aucun filtrage d'Internet ne saura répondre aux objectifs visés. Les connaissances et outils techniques dont disposent les consommateurs de pédopornographie et leur soucis de confidentialité les conduiront immanquablement à contourner l'obstacle tout en développant leurs échanges à l'abri des regards. Les plus isolés d'entre eux acquéreront par l'usage de ces outils un sentiment d'impunité qui ne peut les conduire qu'au renforcement de leur paraphilie. Les plus dangereux restent cependant les diffuseurs. Ceux-ci sont à l'origine de ces contenus et bien souvent les moins inquiétés par les autorités.
• Dangereuse pour l'exercice démocratique en cela qu'elle nous fait prendre un risque non négligeable à l'encontre des contenus légitimes.

Ce ne seront pas les pédocriminels qui se verront inquiétés loin s'en faut, mais le citoyen internaute. Le filtrage ciblera les serveurs ou hébergeurs et non les pages incriminées, faisant courir un risque de surblocages et erreurs en grand nombre, comme le rappellent justement Reporters Sans  Frontières, la Quadrature du Net, Mogis et de récentes études. Le précédent cas de Wikipédia en Australie devraient interpeller les législateurs français sur les risques encourrus. Le célèbre site d'encyclopédie en ligne fut bloqué dans ce pays selon le principe repris par la LOPPSI de filtrage des contenus pédopornographiques, après avoir renseigné leur liste noire d'une seule de ses pages présentant la pochette de l'album “Virgin Killer” du groupe Scorpions.

Ce pays étend désormais le filtrage à beaucoup d'autres contenus que la seule pédophilie ce qui pour nous constitue une source supplémentaire d'inquiétudes.
En effet et pour faire un parallèle, pensons au précédent du fichage ADN en France. Quels usages en a-t-il été fait au cours de cette décennie ? Initialement destiné spécifiquement aux grands criminels, il a peu à peu été étendu à des catégories de délits mineurs jusqu'à toucher aujourd'hui les sans-papiers, les faucheurs OGM, voire des manifestants. L'immense majorité des personnes fichées n'ont plus grand chose à voir avec les criminels visés à l'origine.
Qu'en sera-t-il demain du filtrage d'Internet si cette loi sera adoptée ? Avant d'être un “repaire de pédophiles” comme on l'entend trop souvent, Internet est avant tout un moyen d'expression utile aux débats démocratiques que nous nous refusons de voir disparaître pour des raisons plus politiques que raisonnées, nous ne souhaitons pas voir s'instaurer en France - et en Europe - un régime tels que ceux que nous connaissons en Chine ou en Iran.

Cette loi ne fait que masquer le problème.

L'AFA (Association des Fournisseurs d'Accès) s'est pour sa part prononcée contre cet article de la loi LOPPSI pour une partie de ces raisons et nous appuyons en ce sens leurs recommandations appellant à supprimer les contenus et non de se contenter de les masquer par filtrage. La Quadrature du Net à pour sa part très largement argumenté sur l'inefficacité du filtrage et nous invitons en ce sens les législateurs à consulter d'urgence sa documentation avant de commettre un impair qui irait à l'encontre de la lutte contre la pédocriminalité et, en dernier ressort, de la démocratie. Par ailleurs, nous rappellons que l'Allemagne, qui s'était doté de ce même dispositif, a renoncé à l'emploi de ce procédé en raison du nombre d'erreurs commises dans le jugement des caractères pédopornographiques des sites blacklistés (8000 sites filtrés dont seulement 100 recelaient des contenus pédopornographiques, soit 98,75% d'erreur). Prenons exemple sur cette expérience pour ne pas réitérer ces mêmes erreurs et réfléchissons à d'autres moyens de lutte contre ce fléau qu'est la pédopornographie sur Internet.

Le lobbying industriel à l'origine des lois instaurant le filtrage du web
Le site fr.readwriteweb.com a publié le 12 septembre 2010 un article faisant état d'une réunion qui s'est tenue à Bruxelle le 2 juin dernier sous la direction du marché intérieur de la Commission Européenne. Plusieurs personnes représentants les lobbys industriels (culture et fournisseurs d'accès) se sont prononcés pour la généralisation du filtrage et ont évoqués les différentes techniques à mettre en oeuvre.

L'industrie de la culture et le sujet de la pédopornographie n'ont pas de rapports l'un l'autre. Pourtant, c'est bien s'inspirant de techniques mises en oeuvre par HADOPI que la LOPPSI compte en étendre la logique à la lutte contre la pédopornographie (*). Cette illustration - prise pour exemple - montre que l'origine du filtrage du web répond bien aux pressions exercées par ces lobbys industriels et non au débat public qu'il aurait été préférable d'organiser afin de consulter en premier lieu la société civile sur ce sujet, comme cela se doit d'être pratiqué en toute démocratie.
 (*) HADOPI cible les réseaux peer-to-peer et la LOPPSI les sites internet. Et pour information, les réseaux peer-to-peer ne recèlent pas seulement des MP3 et vidéos pirates contre lesquels HADOPI a été prévue, mais également une part non négligeable de pédopornographie, bien davantage que sur le web.

Aussi, compte-tenu des éléments démontrant l'inefficacité d'un filtrage du réseau Internet tel que le préconise l'article 4 de la loi LOPPSI, nous demandons dans l'état sa suppression, à l'instar de l' amendement N°41 soumis à l'Assemblée Nationale.

En lieu et place de l'article 4, nous formulons les propositions suivantes :

• 1 - La législation existante en France permet la poursuite de toute personne diffusant sur le réseau ce type de contenus ainsi que la destruction des dits contenus. De même, l'ensemble de la Communauté Européenne s'est doté d'un arsenal législatif équivalent. Nous disposons donc de tous les moyens d'attaquer le problème à sa source. Non pas comme ce fut bien souvent le cas en nous contentant de poursuivre les consommateurs, mais en concentrant les efforts sur l'arrestation des producteurs et diffuseurs. Pour ce faire, il convient de réfléchir aux moyens humains et matériels à mettre en oeuvre pour y parvenir et, pour ce, peut-être serait-il bon de revoir les objectifs de la RGPP à la baisse afin de garantir un personnel en nombre suffisant.

• 2 - Pour permettre les investigations d'atteindre leurs objectifs, il convient également de remettre en cause le secret bancaire, afin de remonter les filières économiques alimentant ces réseaux et faciliter le travail des enquêteurs. Nombreuses sont les pistes transitant par le secteur financier. Une réflexion en ce sens devrait par ailleurs être menée plus loin, à l'encontre des places off-shores et paradis fiscaux, par lesquels beaucoup de ces flux financiers transitent.

• 3 - Les lois répressives se sont succédées à un rythme effrené depuis le début de la décennie, sans obtenir les résultats escomptés. Rares sont les dispositions prises en faveur d'une prévention en amont du problème. A notre connaissance nous n'en connaissons aucune.

La loi LOPPSI constitue un ensemble de lois orientant dans sa globalité la justice en France, elle dresse un cadre général en la matière. Or, il est étonnant de n'y voir que des mesures coercitives là où une réelle prévention pourrait être menée à bien. Nous dirons malheureusement ici : “une fois n'est pas coutume”.
Pourtant, une action de prévention menée en amont ne s'avèrerait-elle pas plus efficace ? L'association L'Ange Bleu accueille et accompagne de nombreux pédophiles qui ont par leur passé cédé aux tentations de la consultation de pédopornographie sur Internet. Chez la majorité d'entre eux, cette consultation ne fut que tardive et le fait d'accidents de parcours dans leur existence les conduisant à l'isolement, puis à l'addiction. Une fragilité dont il ne leur est pas permis d'en discuter dans leur entourage. Leur attirance sexuelle pour les enfants les relègue aux confins de l'humanité et rares sont ceux (même parmi les professionnels) qui acceptent leur prise en charge - quand bien même sous leur demande - avant la commission de ces faits. Ils sont pourtant pour la plupart d'entre eux susceptibles d'évolution positive à l'égard de ces attirances et de ses expressions et nous en témoignons. Le seul catalyseur de cette évolution est le dialogue et notre capacité à les accompagner en amont de tout délit. En prenant en charge ces personnes avant la commission d'un délit quelconque, nous évitons à la fois celui-ci et nous évitons par là même ce qu'il en coûte à la société.

Réfléchissons un instant : si cette proportion de consommateurs potentiels disparaît, c'est la quasi-totalité de la pédopornographie sur Internet qui disparaîtra ainsi qu'une quantité significative de victimes. La pédopornographie ne constituerait plus ce marché attractif pour ceux qui l'exploitent, la demande ayant alors chuté. Le coût prévu pour compenser les frais engagés par les fournisseurs d'accès afin de filtrer les sites incriminés s'élève à une somme comprise entre 2 et 12 millions d'Euros. Pour autant, comme on l'a vu plus haut, nous nous serons juste contenté de masquer le problème, non seulement sans l'éliminer mais en prenant de surcroît le risque de le renforcer. Cette somme, employée à la création d'un dispositif de prévention à destination des pédophiles constituerait en revanche une solution sûre au bénéfice de toute la collectivité. Si le filtrage est pure perte, la prévention est investissement. Interrogeons-nous : que vaut la vie des milliers d'enfants victimes ? Cela n'en vaudrait-il pas la peine ?

• 4 - Soutenir et renforcer les actions existantes, qu'elles soient institutionnelles ou associatives. De nombreuses avancées en matière de lutte contre la pédophilie émanent de la société civile. D'autres avancées sont possibles et en cours pour peu que ses acteurs soient soutenus activement dans leurs démarches. Aucune économie ne se justifie sur ce terrain sensible et, pourtant, à l'annonce des budgets 2011 il est fort à craindre que ces initiatives se verront amputées des moyens indispensables à la poursuite de leurs missions. Cet état de fait peut remettre en cause plus de dix ans de travail en faveur de la protection de l'enfance. Cette situation est tout bonnement inimaginable.

Les députés soucieux des victimes doivent à tout prix rejeter l'article 4 de la LOPPSI.
Il en va de l'avenir de nos enfants autant que de l'avenir de la démocratie dont ils seront les bénéficiaires. Nous croyons à la bonne volonté des législateurs à mettre en action une politique de lutte contre la pédocriminalité qui soit à la fois efficace, juste et impartiale et nous nous en remettons à présent à eux pour opérer les bons choix.

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 En savoir plus,
Association L'Ange Bleu :

http://www.ange-bleu.com/