L'Europe et le gaz russe : une bataille géostratégique

Publié le 07 février 2011 par Unmondelibre

Giuliano Luongo – Le 7 février 2011. Une des premières sources de revenu de la Russie est sa politique énergétique et ses rapports avec les clients de l’Union Européenne sur le marché du gaz : les pays communautaires dépendent de Moscou de 25 à 40%. L’Europe ne devait-elle pas se défaire de cette dépendance ?
Le Kremlin a réussi ces dernières années à maintenir une stratégie de division du front européen pour s’affirmer et faire obstacle aux projets d’approvisionnement alternatifs cherchés par l’Union, Nabucco en particulier. Pour maintenir la suprématie énergétique sur le continent, la Russie a lancé les projets Nord et South Stream évitant le transit à travers l’Ukraine. Les premiers partenaires idéaux, au début pour des raisons principalement géographiques, étaient Allemagne et Italie.
Moscou a joué sur l’absence d’un vrai front communautaire, sur les avantages potentiels de son projet et aussi sur la collaboration des gouvernements des pays partie. Le projet russe a comme points favorables une capacité annuelle de fourniture de gaz supérieure au rival UE et des sources d’approvisionnement plus fiables. De son coté, l’Europe n’a jamais réussi à fédérer une volonté politique univoque autour de Nabucco.
Commençons avec l’Allemagne, heureuse de s’éloigner du modèle énergétique français basé sur le nucléaire, et en particulier le nucléaire français. La coopération avec les russes commence en 1999, avec un accord entre Ruhrgas (en partenariat avec les russes déjà dans les années 90) et Gazprom pour jeter les bases du projet d’un gazoduc alternatif, le Nord Stream. La coopération devenait plus rapprochée après la fondation de la E.On (assimilant la vieille Ruhrgas) et l’entrée d’autres associés suédois et hollandais.
Déjà pendant son dernier mandat, le chancelier Gerhard Schroeder a soutenu le projet avec tous les moyens possibles, sans écouter les critiques des environnementalistes (destruction de l’environnement littoral de la Mer Baltique) ou des autres pays européens (arguant de la dépendance aux russes). Il a accéléré la signature des accords pour construire le gazoduc ; en octobre 2005, à la fin de son mandat, son gouvernement garantissait la couverture pour 1 milliard d’euros pour les couts du projet. L’engagement de Schroeder dans le projet a donné lieu à de nombreuses polémiques : il a été suspecté de corruption de la part de Gazprom, mais rien n’a été confirmé. Quoi qu’il en soit, il est actuellement directeur du comité des actionnaires du projet Nord Stream : une pure coïncidence ?
Sous Merkel, le maintien des accords gaziers a été la base pour ouvrir la vente de technologie allemande aux russes dans d’autres secteurs (chimique, infrastructures et aérospatial). E.On allait devenir le premier client de Gazprom pour l’achat de gaz. On voit donc comme l’Allemagne s’est positionnée dans le camp russe, au nom d’intérêts privés et publics sans penser plus largement à une stratégie partagée avec les autres pays européens.
Le parcours de l’Italie à été semblable. Elle était déjà protagoniste dans les projets Stream : au 2007 la Saipem, importante société italienne constructrice des gazoducs sous-marins contrôlée par le quasi-monopole italien ENI, devenait le premier fournisseur pour la construction des structures fondamentales du Nord Stream.
Le parcours de l’Italie à été semblable. Elle était déjà partenaire dans les projets Stream : en 2007 la Saipem, une importante société italienne constructrice de gazoducs sous-marins et contrôlée par le quasi-monopole italien ENI, devenait le premier fournisseur pour la construction des structures fondamentales du Nord Stream.
Romano Prodi avait refusé les offres de Poutine sur le South Stream. L’hypothèse d’un projet 100% européen semblait plus intéressante ; sans oublier que l’Italie pensait à un projet propre, l’ITGI (inter-connecteur Turquie-Grèce-Italie). Mais avec la défaite du gouvernement Prodi et le retour de Sylvio Berlusconi, l’Italie s’est à nouveau éloignée des projets communautaires : elle a repris contact avec Gazprom pour activer le projet South Stream et pour intensifier le partenariat scientifique pour le développement technologique.
Berlusconi s’est montré très convaincu par les potentialités du projet russe : il le voyait plus faisable que le projet européen. Du fait de sa confiance en « l’ami Poutine » sans doute... Il y a eu de nombreuses suspicions de corruption : Wikileaks a relancé la théorie de l’existence d’ententes privées entre Poutine et l’équipe Berlusconi, concernant un « bonus » comme prix à payer pour la réussite des accords.
La hâte de Berlusconi dans la signature des accords est liée aussi aux projets avec la Libye : le plan général consiste en la création d’un hub pour le gaz, connectant le South Stream et le Green Stream, le nouveau gazoduc méditerranéen en construction, en partenariat avec Kadhafi. Ce projet devenait impossible si on suivait la route de Nabucco.
Moscou a trouvé un autre moyen pour attaquer Nabucco : un accord d’achat de gaz avec l’Azerbaïdjan, en chipant aux européens leur partenaire fondamental pour maintenir Nabucco opérationnel. Sans le gaz azéri, le projet de Bruxelles se retrouvera avec un cinquième des ressources nécessaires. En 2009 la Turquie, partenaire fondamental pour le transit des pipelines de Nabucco, a signé un accord avec la Russie pour coopérer sur le South Stream. Devant les nombreuses réticences européennes Ankara a préféré dire oui aux russo-italiens et à leurs 21 milliards de dollars.
Puis, la Russie a réussi à trouver des alliés chez les partisans du Nabucco. En 2010, Bulgarie, Roumanie et Autriche – les premiers pays à financier le Nabucco – ont confirmé leur intention de participer au South Stream, et la Hongrie aussi va changer son alliance. Mais c’est aussi EDF qui a exprimé son intérêt à enter dans le projet South Stream, donnant ainsi peut-être le coup de grâce à Nabucco.
Ainsi la Russie, devant les indécisions européennes, a eu peu de problèmes à continuer son entrée dans les affaires énergétiques du continent. La stratégie russe est ici : un équilibre entre actions licites et sans doute illicites (l’ombre de la corruption planant) pour diviser davantage l’Europe et accaparer son marché de l’énergie. Et grâce au manque de coordination et aux divisions internes de l’Europe, les plans russes fonctionneront encore longtemps.
Giuliano Luongo est un économiste italien, de l’université de Naples Federico II.