Traditions, trahisons ?

Publié le 13 février 2011 par Jeanchristophepucek

Arnold Böcklin (Bâle, 1827-Florence, 1901),
L’aventurier
, 1882.

Tempera sur toile, 116 x 150,5 cm, Brême, Kunsthalle.

Il y a tout juste une semaine, s’est déroulée la plus médiatisée des manifestations organisées, en France, autour de la musique dite « classique », la Folle journée de Nantes. Cette nouvelle édition s’est soldée par un incontestable succès, puisque le chiffre de 128000 billets écoulés en 2010 a été allègrement dépassé pour atteindre 134500. Quelque réserve que l’on puisse, à bon droit ou non, formuler sur cette entreprise, force est de reconnaître qu’elle permet à une part importante du public de franchir, tous complexes bannis, un pas qui ne l’aurait sans doute pas été dans des conditions différentes. Les arguties n’y changeront rien, le statut de marqueur social qui s’attache toujours largement au fait de se rendre au concert porte en lui le germe de la péremption d’un système déjà passablement à bout de souffle et le bris d’un certain nombre de codes, loin d’être synonyme d’irrespect envers les artistes ou d’indifférence envers la musique, peut se révéler salvateur. J’attends d’ailleurs le jour où l’on viendra me dire qu’aller écouter la musique que j’aime en jeans fait de moi un auditeur discutable ou un amateur au rabais.

Une des choses qui m’a le plus fait réfléchir lors de la Folle journée 2011 est sans doute l’évincement des musiciens et ensembles qui tentent de mener un travail « historiquement informé » sur le répertoire de la fin du XIXe siècle auquel cette manifestation était consacrée. Je vois d’ici les froncements de sourcils. Je vous rassure, il ne s’agit pas d’interpréter Mahler avec un consort de chalemies ou Brahms au clavecin, quoique cette dernière option ne reviendrait finalement qu’à appliquer à sa musique une logique similaire à celle qui, avec l’assentiment de beaucoup, conduit à jouer Bach sur un Steinway résolument étranger à l’univers sonore et mental du compositeur. Je parle bien des musiciens qui, quel que soit le type d’instruments qu’ils utilisent, réduisent le vibrato, allègent le son, s’attachent à rendre aux œuvres leur qualité de témoin d’une époque donnée, sans, pour autant, priver de plaisir l’auditeur d’aujourd’hui, mais en évitant de se goberger avec la prétendue universalité de la musique, une notion qui ne résiste pas trois secondes à l’examen critique et fait le lit de l’uniformisation galopante constatée dans l’interprétation de ce qu’il est convenu d’appeler le « grand répertoire ». Le travail mené par des chefs de l’envergure de John Eliot Gardiner, de Philippe Herreweghe, d’Emmanuel Krivine, comme par des solistes de la trempe d’Isabelle Faust ou de Jean-Guihen Queyras (ces trois derniers n’étant pas issus du mouvement baroque) serait-il indigne, aux yeux des organisateurs de la Folle journée, d’être présenté au public ? Les promoteurs de cette manifestation ont-ils tout à gagner en faisant croire que la musique du XIXe siècle se joue obligatoirement tout vibrato dehors de la première à la dernière note, quitte à ce que la polyphonie en ressorte empâtée, voire noyée par la volonté narcissique de produire du beau son ? On me rétorquera qu’il s’agit de la Tradition. Mais qu’entend-on exactement par ce concept à majuscule ? Jouer Bach conformément à la tradition, est-ce tenter de se rapprocher d’un original certes inaccessible, ou, comme c’est le cas de 90% des interprétations, y compris estampillées « baroques »,  de sa musique vocale, le voir au travers des critères instaurés par Mendelssohn ou Schumann ? De la même façon, est-on plus proche de la tradition lorsqu’on joue le Trio opus 40 de Brahms avec le cor naturel prévu par le compositeur ou son avatar moderne à pistons ? Et je ne parle même pas de l’absolu sophisme qui consiste à affirmer que tel ou tel compositeur serait ravi d’entendre sa musique sur nos instruments contemporains. La tradition ne devrait jamais servir d’excuse à des approximations qui frôlent parfois dangereusement la trahison.

Une des expériences les plus troublantes de cette Folle journée aura été d’entendre successivement l’interprétation du Quintette pour piano de Brahms par un jeune et prometteur ensemble regroupant le Quatuor Modigliani et Jean-Frédéric Neuburger, puis celle du Deutsches Requiem sous la baguette du septuagénaire Michel Corboz. Là où les cadets ont délivré une prestation de très bonne tenue technique mais engluée dans une esthétique hyper-vibrée sentant ses années 1960 et donnant rapidement une sensation proche du mal de mer, l’aîné a montré que l’on pouvait, en allégeant la masse d’un orchestre pourtant tout ce qu’il y a de plus traditionnel, en usant d’une grande netteté d’articulation et d’une pulsation ferme, apporter un tout autre souffle dans le répertoire postromantique. Les anciens seraient-ils finalement plus ouverts à la nouveauté, plus aventureux que de jeunes interprètes dont une des ambitions serait de ne surtout pas dévier de l’orthodoxie prêchée dans les conservatoires et les milieux autorisés ? La tradition ne serait-elle alors que le cache-misère d’une absence de vision véritablement personnelle, tendance également observée chez moult ensembles baroques ? Alors qu’apparaissent les premiers signaux annonciateurs d’une année 2011 où le maître mot de nombre d’organisateurs de concert et d’éditeurs discographiques sera de s’en tenir, en termes de répertoire et d’artistes, à du très connu pour assurer une rentabilité maximale, ces questions méritent, me semble-t-il, d’être posées.

Accompagnement musical :

Johannes Brahms (1833-1897), Trio pour violon, cor et piano en mi bémol majeur, op.40 :
[IV] Finale. Allegro con brio

Isabelle Faust, violon Stradivarius (1704)
Teunis van der Zwart, cor naturel Lorenz (1845)
Alexander Melnikov, piano Bösendorfer (1875)

Trio pour violon, cor et piano en mi bémol majeur, op.40. Sonate pour violon et piano en sol majeur, op.78. Sept Fantaisies, op.116. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901981. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.