Bernanke vs Trichet : où est l’intelligence collective ?

Publié le 25 janvier 2008 par Argoul

La crise est un révélateur culturel. Chaque société réagit en effet non pas par « pure rationalité » dans un « monde des idées », mais ici et maintenant, avec ses passions et ses mœurs. D’où le grand écart entre la Fed et la BCE, les deux Banques centrales des Etats-Unis et de l’Euroland. C’est pourtant l’absence de coordination financière internationale qui, en 1929, a précipité le monde dans la crise. Et c’est l’intelligence collective qui l’en a sorti fin 2001.

Certes, les statuts fondateurs des deux établissements sont différents. La Fed doit se préoccuper autant du plein emploi que des prix stables et des taux modérés, tandis que la BCE est cantonnée à seulement maintenir la stabilité des prix. Mais ces écarts de statuts sont culturels : ils ont été voulus par les décideurs, sur les critères historiques et sociaux propres à chacune des zones.

• Que craint le plus l’Amérique ? – le chômage de masse des années 1930, durant la Grande Dépression.

• Que craint le plus l’Europe ? – l’inflation galopante et incontrôlable des années 30, après le krach financier de 1929 et la faillite en cascade des banques, désordre qui a poussé Hitler au pouvoir.

D’où l’empressement de la Fed à anticiper tout risque de récession en baissant ses taux drastiquement. D’où l’empressement symétrique de la BCE (poussée par les Allemands) à anticiper tout risque de dérapage des prix en gardant des taux élevés. Avec ces politiques, les Américains négligent les prix, pensant que l’arrêt de la croissance suffira à éviter toute surchauffe ; les Européens négligent l’emploi, pensant que seule une inflation contenue permet la confiance dans la monnaie, donc la prise de risques industriels et financiers, donc in fine l’emploi.

Tous deux négligent les changes. L’Amérique parce que le dollar est roi et que les trois-quarts de la planète sont « zone dollar » (les Amériques, le Moyen-Orient, toute l’Asie sauf le Japon). L’Europe parce que personne n’est responsable du taux de change. Est-ce la BCE ? Possible, mais peu précis. Est-ce le Conseil des Ministres de l’UE ? Probable, mais très vague. Le laisser-faire est donc total.

Or, que se passera-t-il si les politiques monétaires des deux plus puissantes Banques centrales du monde divergent ? Les Etats-Unis baissent les taux d’intérêt, leurs emprunts rapportent moins : ils sont vendus. L’Euroland laisse ses taux inchangés ou les baisse peu (elle ne va quand même pas les monter !), l’écart se creuse : les rendements des emprunts en euro deviennent irrésistibles. Cet arbitrage entre emprunts « sans risque » (des Etats) fait que le dollar est vendu et l’euro acheté. L’euro s’envole contre dollar. Jusqu’où ?

• Jusqu’au moment où l’Amérique repart ? – Mais si la crise de confiance sur les crédits bancaires est aussi grave qu’on le suppute, le gel des prêts durera des mois. Au Japon, dans les années 1990, il a duré 10 ans.

 Jusqu’au moment où tant de capitaux se sont portés sur les emprunts en euro que les investisseurs se demandent si le risque est aussi bon qu’on le dit ? – Ils ont raison car, si l’euro s’envole, l’économie plonge. Les exportations hors zone s’effondrent, les importations à bas prix inondent la consommation, les délocalisations des grandes entreprises industrielles deviennent inévitables (Airbus, Mercedes, Arcelor…). Le chômage croit, les impôts ne rentrent plus, les déficits budgétaires montent. Le « risque pays » des Etats de l’Euroland augmente. Les notes de leurs emprunts sont dégradées…  Crise de 2009 en Europe ?

Le réalisme oblige donc à considérer que l’Europe ne fait pas ce qu’elle veut, comme si elle ne dépendait de personne :

1/ Les Etats-Unis restent la seule économie-monde, la Fed est la Banque centrale qui donne le ton, le consommateur américain demeure pour l’instant le seul apte à alimenter la croissance mondiale – et seule la prospérité permise par la croissance permet de prendre des mesures impopulaires pour un développement soutenable.

2/ Un jour prochain, l’Asie sera autonome, assez pour ne pas dépendre des exportations vers les Etats-Unis. Ses biens produits chez elle trouveront preneurs chez elle et dans les pays proches ; ses faramineux excédents de change pourront être recyclés chez elle par un système bancaire adulte et moins dépendant des consignes politiques de l’Etat-parti. Y sommes-nous, à l’aube de 2008 ? Certains le disent… J’en doute. Réponse en fin d’année.

3/ Mais si ce pari hasardeux du découplage asiatique n’est pas gagné, le principe « de précaution » impose de faire comme si la Chine avait encore besoin des Etats-Unis pour sa croissance. Ladite croissance étant indispensable pour accompagner sans trop de heurts politiques les gigantesques mouvements de la société (exode rural, exploitation industrielle, absence de tout filet social, pollutions…). Donc il faut croire au scénario « rose » : ralentissement américain = fin de la surchauffe chinoise = baisse de l’inflation mondiale par moindre pression sur le pétrole et les matières premières = pari gagné pour la Fed.

4/ Car seuls des taux faibles pourront permettre aux banques américaines (et européennes comme Northern Rock ou Société Générale) de gratter une marge de profits suffisante pour reconstituer leurs réserves et à nouveau prêter à l’économie. Seule une baisse des taux préventive permettra d’éviter le scénario « à la japonaise » de trappe à liquidités. Et de contrer cette méfiance universelle qui conduit à la Déflation d’une grande dépression (baisse en spirale des crédits, de la production, des emplois, des impôts, de la croissance, du bien-être…)

Dès lors, pourquoi la BCE fait-elle de la résistance ? Sommes-nous donc la Corée du Nord pour affecter de n’avoir pas besoin du monde ? Est-ce pour renvoyer dans leurs buts certains politiciens trop avides et toujours irresponsables (comme par hasard français…), qui adorent les boucs émissaires pour camoufler leur absence de décision ?

Rappelons en effet que la Fed a comme interlocuteur aux Etats-Unis un gouvernement unique, et qu’elle rend compte au Congrès. La BCE est cantonnée par statut dans un splendide isolement car, s’il a été prévu que le Conseil des Ministres de l’UE fasse fonction de « gouvernement » de l’Eurozone, chaque Etat garde jalousement son Budget, sa fiscalité, sa politique économique – et le budget global de l’UE est presque égal à zéro ! C’est le refus de négocier un embryon de politique économique commune qui fait problème en Euroland - pas la BCE qui, elle, fait son travail.

Les déclarations de M. Trichet ne sont pour l’instant que paroles, seuls comptent les actes : que va décider la BCE lors de son prochain Conseil de politique monétaire ? Ce ne sont pas les ‘petites phrases’ amplifiées par des media avides de vendre qui importent, mais la décision réelle sur les taux d’intérêt.

Statuts de la Fed américaine
Statuts de la BCE 
Pour comprendre les mécanismes de la bourse, un livre clair et concis : Les Outils de la Stratégie boursière, A. Sueur, Eyrolles 2007