Bonnes feuilles - Roger-Pol Droit, Maîtres à penser

Par Benard

Roger Pol-Droit vient de faire paraître un passionnant livre sur son choix des vingt philosophes qui ont marqué le siécle dernier.

Vous croyez inaccessibles les pensées modernes ? Vous aimeriez savoir ce que Derrida appelle « déconstruction », Levinas « visage », Foucault « mort de l’homme » ? Vous ne voyez pas   très nettement ce que William James nomme « pragmatisme », Husserl « phénoménologie », Lévi-Strauss « anthropologie structurale » ? Vous souhaitez comprendre le « devenir animal » chez Deleuze ou l’ « agir communicationnel » selon Habermas ? Ce livre est pour vous. Il permet d’approcher les grands philosophes du x xe siècle de manière vivante, claire et directe. Maîtres à penser propose un voyage envingt épisodes dans les idées contemporaines, de Bergson à nos jours.

En grand pédagogue, Roger-Pol Droit n’évoque pas seulement des théoriciens, mais aussi des personnages de chair et de sang, pris dans une époque tourmentée. En exposant leurs démarches, leurs combats et leur influence sur le siècle, il met en lumière les enjeux majeurs des débats d’aujourd ’hui.

EXTRAIT :
Dans ce qui est sous nos yeux, qu’est-ce qui échappe ? Qu’est-ce que nous n’avons pas encore vu ? Nous sommes accoutumés au monde, aux choses, à nous-mêmes, à nos perceptions, nos désirs et nos phrases. . . Pourtant nous soupçonnons qu’au coeur de cette familiarité des éléments essentiels demeurent inaperçus ou incompris. Mais quoi ? Comment les repérer ? Comment discerner ce que rate le regard, ce que la connaissance ignore ?

En un sens, ces questions ont habité continûment la philosophie. Toutefois, elles prennent une vigueur nouvelle - et un sens inhabituel - à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Tant de sciences se sont développées, codifiées et étendues. Tant de disciplines ont progressé. Tant de connaissances se sont accumulées, dans une multitude de domaines. Trop, sans doute. On peut avoir le sentiment d’un labyrinthe sans fin, d’une prolifération désaxée. Comme s’il manquait un socle, un fondement, quelques évidences premières.

Le XXe siècle cherche des certitudes inaugurales là où on ne les aperçoit guère. Il traque les évidences omises, les expériences que tout le monde partage sans que personne les pense. La vérité est à portée de main, à condition de regarder autrement, de prêter attention au laissé pour compte. Il suffit de changer radicalement de perspective pour voir surgir, du sein des expériences les plus communes, des trésors insoupçonnés.

Telle est la conviction commune aux trois philosophes dissemblables qui ouvrent ce parcours. Ce qui les rapproche : la conviction que chacun d’entre nous fait, sans comprendre, l’expérience de l’essentiel. Le travail du penseur ne consiste nullement à créer cette expérience, mais à la rendre visible. Il s’agit de prêter attention - de façon soutenue, méthodique, obstinée à ce que cette expérience bien connue renferme de central et, peut-être, de tout à fait déconcertant.

Ainsi voit-on Henri Bergson revenir à notre expérience intime de la durée, à la manière dont notre conscience vit le temps. Ce dernier diffère grandement de la manière dont notre raison le conçoit, le mesure et le calcule. En fait, dans le retour de Bergson à cette « donnée immédiate de la conscience » se joue bien plus qu’une nouvelle problématique. Pour la philosophie, il s’agit de reconsidérer le rôle de la raison. Loin d’être seule détentrice et seule garante de l’idée de vérité, la raison pourrait bien être, dans certains cas, ce qui la masque, la déforme ou en barre l’accès.

Avec William James, penseur crucial pour comprendre l’évolution de la philosophie au XXe siècle, la relation à l’expérience est plus décisive encore. Car, en rénovant et en réhabilitant une attitude philosophique ancienne pour fonder cette doctrine moderne qu’il nomme « pragmatisme », William James fait de l’expérience elle-même le critère et l’indice de la vérité. Une question dont l’élucidation ne change rien dans l’existence de qui que ce soit est à ses yeux absolument sans intérêt. Là aussi, la philosophie se trouve soumise à rude épreuve.

Avec Freud, ce sont les expériences négligées - celles du rêve, des oublis, des lapsus, des symptômes névrotiques- qui ouvrent la voie à l’approche d’une pensée inconsciente, qui échappe à celui qui la pense. Un paradoxe, déjà présent chez Bergson et James, est ici porté à son comble, puisque la raison chez Freud se donne pour but d’explorer méthodiquement l’irrationnel. Une forme de connaissance scientifique de l’imaginaire et du désir devient envisageable.

Là se trouve un des mouvements inauguraux de la pensée contemporaine : les méthodes de la science sont en partie retournées contre elle-même, la raison critique les limites et les excès de la rationalité, l’expérience fait découvrir des paysages inconnus dans le monde le plus familier.

Réf : Maîtres à penser - Roger-Pol Droit - éditions Flammarion