Retour en France pour l’exposition Cranach au Luxembourg (jusqu’au 23 mai). Ne croyez pas les articles plus ou moins racoleurs qui vous feront miroiter une profusion de nus lubriques et hypocrites, il n’y a là que dix tableaux de nus féminins (en omettant une Vierge lactatrix) : quatre Ève au sexe caché d’une brindille, deux Lucrèce au torse dénudé, deux Charités couvertes d’enfants tétant et, pour vous satisfaire un peu plus, une nymphe à la source étendue à peine couverte d’un voile (”Ne dérange pas mon repos !”) et cette Allégorie de la Justice (1537, collection privée; détail), elle-aussi à peine voilée, affiche de l’exposition, où le point médian entre le fléau de la justice et la garde du glaive de la punition est stratégiquement placé : de quoi faire réfléchir nos magistrats en grève ?
Abstenons-nous donc de trop commenter cet aspect trop évident du peintre, dont l’atelier a produit en effet en masse de telles beautés (et, sur ce plan, l’exposition romaine avait le mérite de confronter ses nus à ceux de la Renaissance italienne, alors qu’ici, Cranach n’est mis en perspective qu’avec ses inspirateurs directs, Dürer ou Barbari, de manière plus historique qu’esthétique), ne passons pas trop de temps sur l’hypocrisie supposée de ce suppôt de Luther qui dit ne peindre ces scènes érotiques que pour témoigner de leur danger moral (une analyse audacieuse, intéressante et très marketing -Cranach fut un grand homme d’affaires- soutient que l’avènement du luthérianisme ayant tari la demande pour la peinture religieuse catholique traditionnelle, Cranach dut trouver un nouveau débouché, et ce fut le nu moralisateur) et regardons le reste, ce que font si peu de critiques tout émoustillés par ces fines beautés adolescentes.
On pourrait d’ailleurs (re)voir cette exposition en ne s’attachant qu’aux détails, au décor, jamais innocent (même si parfois peint par son fils ou ses apprentis). Dans le tableau de Sainte Élisabeth, pourquoi le donateur (par ailleurs grand adversaire de Luther), Georges le Barbu, Duc de Saxe (1514, collection Thyssen Bornemisza, en dépôt au MNAC, Barcelone), se profile-t-il sur ce fond noir ? Ce ne peut être un escalier aux marches irrégulières, ni un drap découpé, l’ouverture qu’il ménage à droite (la robe noire de la Sainte, le voile blanc de ses manches) est sans intérêt particulier. C’est sans doute que la limite entre sacré et profane ne saurait être une ligne droite, simple, régulière, elle ne peut se construire qu’avec des à-coups, des revirements, des hésitations, des incertitudes; peut-être le rapport ambivalent de Cranach lui-même aux nus, à la fois sensuel et moralisateur, est-il tout entier dans cette ligne brisée incongrue.
Regardez aussi le ciel dans le Martyre de Sainte Catherine (1508-09, Ràday Library of the Hunarian Reformed Church, Budapest), cette explosion céleste, comme un feu d’artifice au dessus des corps renversés : quel tumulte, quel chahut, quelle violence !
Et Antée soulevé par Hercule (1520-1530, Compton Verney, Warwickshire) : ce corps contorsionné, gammé, tordu, géométrisé dans les bras du héros droit sur ses jambes, c’est avant tout l’opposition de deux formes, d’une rigueur et d’une distorsion, de deux visions du monde sans doute, ainsi symbolisées graphiquement de manière simple et vigoureuse.
Et allez voir la Boîte à images, sur Judith, Salomé, Esther et Lucrèce.
Photos 1, 2, 3, 5 et 6 courtoisie du service de presse de la RMN.
* La reproduction de la Bouche de la vérité disponible sur le site du Musée (site très bien fait, avec des commentaires de qualité; allez y écouter la rédac’chef de Marie-Claire sur la modernité des nus: Cranach et Kate Moss) est malheureusement amputée de la figure courroucée du mari à droite, et je ne trouve pas d’autres reproductions on-line; si un lecteur en a une de qualité…