L'adversaire (d'Emmanuel Carrère)

Publié le 17 février 2011 par Ceciledequoide9
Bonjour à celles et ceux que les faits divers fascinent
Bonjour à celles et ceux qu'ils inquiètent
Bonjour aux zotres
Avant d'amorcer la rédaction de ce message, je savais que le préambule serait long et détaillé. J'en avais déjà la trame chronologique dans la tête mais je n'imaginais pas une seule seconde que je me heurterais à une complication avant même de le rédiger.
Le contexte
Pour la première fois depuis que j'ai créé ce blog, il m'a été difficile de formuler mon traditionnel bonjour introductif. Parfois je manque d'inspiration mais jamais jusqu'ici je n'avais éprouvé de gêne pour écrire le premier truc (inspiré ou non) qui me passait par la tête. Cette fois j'ai biaisé et je n'ai écrit que le second truc qui m'est passé par la tête. C'est dire si trouve délicat d'évoquer ce livre.
En fait, je ne voulais pas le lire. Lors de sa sortie, je me souviens de la polémique autour de la démarche d'Emmanuel Carrère et de l'intérêt de raconter cette histoire à la fois fascinante et sordide, dramatique et incroyable. N'étant fan ni des scandales ni des faits divers, j'en avais vite conclu que ce bouquin n'était pas pour moi et, après avoir lu et adoré D'autres vies que la mienne, après avoir lu et diversement apprécié La Moustache, je m'en tenais à ma première position. Oui, je lirais d'autres Carrère mais pas celui-là. Et pourtant, je l'ai chez moi depuis des mois, en évidence sur une étagère juste à côté de La classe de neige (que j'attendrai avant de lire).
Lorsque j'ai eu une discussion avec une collègue à propos de cet auteur et qu'elle m'a dit qu'elle n'avait rien lu de lui mais était très tenté de découvrir L'adversaire, j'ai proposé de lui prêter. Miraculeusement, j'y ai pensé (non sans fierté !) un matin de la semaine dernière et je l'ai fourré dans mon sac pour lui apporter.
Acte manqué ou pas, allez savoir, toujours est-il que ce même matin, j'ai étrangement oublié chez moi Grâce et dénuement le superbe roman d'Alice Ferney et je me suis donc retrouvée dans le bus sans rien à lire sinon mon agenda, quelques texto (et, précision pour Liliba, quelques sexto aussi) et... L'adversaire. Je l'ai donc ouvert et je ne l'ai plus lâché.
Le sujet

Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand assassine sa femme, ses deux enfants, ses parents avant de prendre des cachets et de mettre le feu à sa maison. Il vivra.
Pendant 18 ans, cet homme secret, un peu transparent, avait réussi à faire croire à tout son entourage qu'il possédait un diplôme de médecine et était chercheur à l'OMS en Suisse. En fait, il n'était rien de tout ça, passait ses journées dans sa voiture et vivait en escroquant les membres de sa famille à qui il avait laissé miroiter des placements mirobolants.
Mon avis

Mon refus de lire ce livre tient moins à l'aspect éminemment glauque du fait divers qu'à la double gêne et aux questions que provoquaient en moi, l'idée même d'en faire le récit d'une part et de le lire d'autre part.
Sans vouloir rentrer dans une auto-analyse de bazar et hautement impudique, je pense qu'il y a du Romand en moi (comme en chacun(e) cela dit) et si la plupart des aspects de sa personnalité en font à mes yeux un être abject, méprisable, en tous points inexcusable, révoltant (etc.), incommensurablement lâche (mot qui apparaît pour la première fois dans les toutes dernières pages du livre). Il n'en reste pas moins qu'il y a une part de lui que je comprends. Si je sais (heureusement !) que ma personnalités est par bien des aspects aux antipodes de ce qui a poussé Romand à tuer les siens, je comprends en revanche fort bien certains traits de son caractère qui ont conduit au drame ou tout au moins ont rendu les circonstances qui ont conduit au drame possibles.
Il y a un mot que je n'ai jamais trouvé dans les quelques 200 pages de Carrère, c'est l'adjectif velléitaire. Il me semble pourtant évident, dès les premières pages du roman que c'est en raison d'un cocktail explosif de peur (panique) de décevoir, de refus du conflit (de terreur face au conflit ?), de tendance dépressive et de velléitarisme profond (voire d'aboulie) que Romand a mis le doigt dans l'engrenage sans jamais avoir assez de volonté et d'énergie pour l'en retirer.
C'est à mes yeux un phénomène passionnant voire fascinant et le facteur déclenchant, le point de départ de tous les mensonges ultérieurs et le fait que Romand ait préféré s'y engluer plutôt que de s'en extirper est un aspect du récit nettement plus intéressant que sa fatale conclusion. En l'occurence, il s'agit d'un "non acte". Comment appeler ça autrement ? même pas une décision de ne pas faire, juste le fait de laisser filer le temps, d'attendre qu'il soit trop tard pour faire en étant incapable de décider autre chose, une sorte de tétanie mentale, l'amorçage d'une bombe à retardement induisant un suicide très lent et passif... Pendant le procès, l'accusé a tenté de justifier et de rationnaliser ce point de départ par une nouvelle avalanche de mensonges aussi absurdes qu'insultants pour ses victimes. Pourquoi n'a-t-il pas voulu dire qu'à un moment (plusieurs en fait), il a été comme un lapin devant les phares d'une voiture : incapable de bouger.
Cette dimension psychologique et analytique des causes m'a fascinée et le fait de savoir avant même de lire le livre qu'elle me fascinerait est une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas l'ouvrir. La personnalité de Romand en revanche est loin de me fasciner. Je crois que le sentiment qui a dominé pendant toute ma lecture est le mépris le plus total, sans la moindre once de début de commencement de compassion, un jugement définitif fondé sur la profonde conviction de l'absolue lâcheté et fausseté de l'homme. Sur celle tout aussi évidente à mes yeux qu'il n'a jamais voulu se suicider quoiqu'il en dise (et peut-être quoiqu'il en pense lui-même), qu'il n'éprouve pas le repentir et la foi qu'il prétend ressentir, que tous ces actes et paroles sont calculés, déplacés, indécents.
Si Emmanuel Carrère, parfois, peut suggérer ou évoquer certains de ces points même autant d'interrogations, de mystères, il évoque aussi leur contraire, la possibilité d'une forme de sincérité, de repentir, de douleur éprouvé pour ce qu'il a fait plus que pour ce qui lui est arrivé...
Et j'en arrive (enfin !) au 2e aspect de la double gêne que j'évoquais plus haut : je ne perçois toujours pas le point de vue de l'auteur. Son avis oui, plus ou moins (même si ce n'est pas l'objet du livre...) mais le point de vue qu'il a souhaité adopter dans son livre, non. Et c'est là un énorme paradoxe voire un tour de force de l'auteur car, si c'est un aspect qui m'a vraiment posé un problème d'un point de vue intellectuel et même moral dans le cas précis (là encore avant même d'ouvrir le livre), d'un autre côté, je crois qu'il était quasi impossible de faire autrement, de raconter autrement cette histoire.
L'auteur lui-même c'est heurté pendant plusieurs années à cet écueil au point d'avoir interrompu la rédaction de son livre avant de le reprendre. Il utilise en permanence un procédé assez similaire à celui repris ensuite dans D'autres vies que la mienne : faute de point de vue, il contextualise son récit, il ponctue la narration en la jalonnant de références à sa propre existence, à ses propres actes ou pensées. En écrivant ce qui précède, je m'aperçois que je n'ai pas fait autre chose en rédigeant cette critique.
Quant à l'inévitable "comment est-ce possible ?", oui, forcément, tout le monde s'est posé la question et là, autre malaise... Qui a pensé que j'évoquais la série de meurtres et non les 18 années de mensonge total ? Au final, c'est sûrement ça le plus stupéfiant dans cette histoire car pour aboutir à un carnage, la folie d'un homme suffit. Pour mentir sa vie à ce point, il faut en revanche la crédulité, la passivité de tout un entourage familial qui n'a jamais appelé au bureau, n'a jamais mis le nez dans un relevé de compte, n'a jamais posé une question ou jamais écouté une réponse ? Cette dimension de l'existence de Romand oscille entre comique et pathétique et finalement c'est moins les mensonges eux-même qui laissent incrédules que le fait qu'autant de gens les aient gobés pendant si longtemps. Et là encore l'auteur fait l'impasse sur un mot : "communication" pourtant essentiel à l'analyse qu'il fait cette réalité aux conséquences dramatiques. De quoi parlait ce couple ? Quelles oeillères avaient ses parents ? Quel aveuglement collectif à mené 5 personnes à la mort.
La fascination étonnée que l'on peut éprouver pour certains aspects de l'affaire Romand est de même nature que celle que l'on ressent en songeant aux époux Courgeau et là encore, la stupeur réside moins dans le comportement hallucinant d'une mère que dans le fait qu'un mari, une famille, des amis ne voient rien.
Au final, je ne peux adresser qu'un reproche à l'auteur, reproche qu'il s'est d'ailleurs adressé à lui-même (pour empêcher, éventuellement d'autres de le faire ensuite ? ça ne marche pas, la preuve...). Volontairement ou non, Emmanuel Carrère fait de Romand le héros qu'il a toujours fantasmé d'être. L'histoire que l'auteur raconte devient "son" histoire et pas celle de ses victimes reléguées au rôle de personnages secondaires et n'ayant, par définition, pas la parole. Alors pourquoi la donner au meurtrier ? Pourquoi publier ses lettres ? Pourquoi le mettre en lumière et ne pas recueillir les témoignages des parents, des frères et soeurs des victimes comme il a complaisamment recueilli le sien ? Comme il l'a rencontré en prison (une seule fois certes).
Peut-être a-t-il esssayé ? Peut-être n'ont-ils pas souhaiter le rencontrer ? Mais alors il aurait fallu le dire, leur accorder ce droit au silence plutôt que leur imposer.
Conclusion
Un livre dérangeant certes mais aussi bluffant, intelligent, brillant, parfaitement maîtrisé (mais parfois un peu moins de maîtrise est plus humain). Un livre sur le fil du rasoir dont l'auteur se sort formidablement bien. Mais je ne peux que répéter mes deux questions :
Pourquoi l'a-t-il écrit et pourquoi le lit-on ?

Adaptation cinématographique de Nicole Garcia avec Daniel Auteuil et Géraldine Pailhas. Pas vu. Pas du tout envie.