Premier chapitre - La tête en friche, de Marie-Sabine Roger

Par Benard

La tête en friche, un film de Jean Becker d'après un roman de Marie-Sabine Roger. Sortie du film:  juin 2010.Avec: Gérard Depardieu, Gisèle Casadesus, Maurane.Le pitch: Germain et Margueritte ne se connaissent pas. L'un est analphabète, l'autre ancienne chercheuse en agronomie, désormais à la retraite. Un jour, ils se rencontrent dans un parc. Finalement, une amitié se lie. Petit à petit, Margueritte réussit même à lui transmettre le goût de la lecture. Mais lorsqu'elle perd la vue, les rôles s'inversent. C'est désormais à Germain de lui raconter des histoires…La bande-annonce: excessif.com

(http://www.excessif.com/cinema/videos/bande-annonce-la-tete-en-friche-5866580-760.html)

Le livre La tête en Friche Éditions du Rouergue 16,50 €

Le premier chapitre…

J’ai décidé d’adopter Margueritte. Elle va bientôt fêter ses quatre-vingt-six ans, il valait mieux pas trop attendre. Les vieux ont tendance à mourir.

Comme ça, s’il lui arrive un truc, je sais pas – tomber par terre dans la rue, ou se faire gauler son sac – je serai là. Je pourrai arriver tout de suite et pousser les gens du milieu, leur dire :

– Ok ! C’est bon, tirez-vous, maintenant ! Je m’en charge : c’est ma grand-mère.

Ce n’est pas écrit sur sa tête qu’elle est seulement adoptée.

Je pourrai lui acheter son journal, ses bonbons à la menthe. M’asseoir près d’elle dans le parc, aller la voir aux Peupliers, le dimanche. Et rester pour manger avec elle à midi, si je veux.

Bien sûr, avant aussi, j’aurais pu, mais je me serais senti en visite. Maintenant, ce sera par plaisir, et aussi par devoir.

C’est ça qui est nouveau : les obligations familiales. C’est un truc qui va bien me plaire, je le sens.

Ça me change la vie, de l’avoir rencontrée, Margueritte. Avoir quelqu’un à qui penser avec plaisir, quand je suis seul – quelqu’un d’autre que moi, je veux dire – ça fait drôle. J’en ai pas l’habitude. Je n’avais jamais eu de famille avant elle.

Enfin, je me comprends. J’ai une mère, pas le choix. Seulement, elle et moi, mis à part d’avoir été imbriqués l’un dans l’autre neuf mois, on n’a pas partagé grand-chose, sauf le pire. Pour le meilleur, j’en ai pas souvenir. J’ai un père, aussi, forcément. Mais j’en ai pas profité bien longtemps, il a fait son affaire à ma mère, et basta. Ceci dit, ça m’a pas empêché de grandir, plutôt mieux que les autres en moyenne : cent dix kilos de muscles et pas un poil de graisse, un mètre quatre-vingt-neuf sous la toise, le reste à l’avenant. Si mes parents m’avaient voulu, j’aurais sûrement fait leur fierté. Pas de chance.

Ce qui est nouveau pour moi, également, c’est qu’avant Margueritte je n’avais pas encore aimé quelqu’un. Je ne vous parle pas des choses sexuelles, je vous parle de sentiments sans qu’on aille au plumard après. Tendresse et affection, et confiance. Et tout ça. Des mots que j’ai encore un peu de mal à prononcer, vu qu’on ne me les avait jamais dits de plain-pied, avant que Margueritte en parle. Des sentiments très convenables et purs.

Je tiens à préciser, parce qu’ici j’en connais qui seraient largement assez cons pour me dire, Alors Germain, tu dragues les mamies ? Tu te farcis le troisième âge ?

Ça ne me gênerait pas de leur mettre un pain, à ceux-là.

Dommage que je n’ai pas connu Margueritte quand j’en avais vraiment l’usage, à l’époque où j’étais minot, quand je passais mon temps à essayer toutes les conneries qu’on peut faire.

Mais il ne faut jamais rien regretter, dans la vie : ce qui est passé doit rester en arrière.

Je me suis fait tout seul, et alors ? Même si ce n’est pas bâti dans les normes, ça tient.

Margueritte, elle se tasse, par contre. Elle se tient de guingois, pliée sur ses genoux. Va falloir que j’en prenne soin, si je veux vraiment qu’elle me dure. Elle a beau faire sa maligne, elle est fragile. Elle a des petits os de piaf, je pourrais les casser entre deux doigts, facile. Je dis ça comme ça, c’est pour dire. Bien sûr, je ne le ferai pas. Casser les os de sa grand-mère, faudrait être taré ! C’est seulement pour montrer comme elle est délicate. Elle me fait penser aux petits animaux en verre filé qu’ils vendent chez Granjean, à la papeterie. Une biche, surtout, dans la vitrine. Elle est minuscule, avec des pattes fines, fines ! Pas plus épaisses que des cils. Margueritte, elle est comme ça. Quand je passe devant cette biche, je l’achèterais bien. Trois euros qu’est-ce que c’est ? Seulement je sais que dans ma poche elle se pèterait tout de suite. Et puis où est-ce que je la mettrais ? Chez moi, ce n’est pas très fourni en étagères, pour poser la décoration. C’est petit, une caravane.

Pour Margueritte non plus, je n’avais pas de place, au début. À l’intérieur de moi, je veux dire. Lorsque j’ai commencé à m’attacher, j’ai bien senti que je devrais me faire de l’espace, rien que pour elle, et pour mes sentiments. Parce que l’aimer, ça me venait en plus du reste – tout ce que  j’avais déjà dans le crâne – et je n’avais pas prévu ça.

Alors j’ai fait mes rangements. Du coup, je me suis rendu compte que je n’avais pas grand-chose à garder d’important. Je m’encombrais de tout un tas de bordel imbécile. Les jeux à la télé, les blagues à la radio, les discussions avec Jojo Zekouc au café restau Chez Francine. La belote en 5 000 avec Marco, Julien et Landremont. Et puis les soirs où j’allais voir Annette, pour lui tirer ma crampe avec des mots d’amour. Mais ça, c’est bon pour la tête au contraire : on ne peut pas penser, avec les burnes pleines. Pas de façon correcte et profonde, en tout cas.

Annette, j’en parlerai une autre fois. C’est plus pareil, entre elle et moi.

La première fois que j’ai vu Margueritte, elle était sur ce banc, là-bas. Sous le gros tilleul, à côté du bassin. Il devait être dans les trois heures de l’après-midi, avec un beau soleil, un temps trop doux pour la saison. C’est pas bon pour les arbres : ça bourgeonne à tout va et si ça prend un coup de gel, les fleurs coulent et les fruits sont rares.

Elle était habillée pareil que d’habitude. Évidemment, ce jour-là, je ne pouvais pas le savoir, qu’elle s’habillait toujours comme ça. Les façons de faire des autres, on les connaît seulement quand on connaît les gens. La première fois, on ne peut pas prévoir ce qui va suivre. On ne sait pas si on s’aimera, si on se souviendra du premier jour, plus tard. Si on en arrivera à s’insulter, ou à se foutre sur la gueule. Ou si on deviendra des potes. Et tous les ou et tous les si qui vont avec. Et les peut-être.

Les peut-être, c’est ça, le pire.

Margueritte était là, assise sans rien faire, les yeux dans le vague. Bien en face de la pelouse, au bout de l’allée principale. Elle portait une robe imprimée, avec des fleurs grises et violettes de la couleur de ses cheveux, un gilet gris tout boutonné, et puis des bas et des chaussures sombres. Près d’elle, il y avait un sac noir.

Je me suis dit qu’elle n’était pas prudente. Un sac posé comme ça, je le vole comme je veux. Quand je dis je, ce n’est pas de moi que je parle. Je, c’est mis pour : les gens. Les racailles, en tout cas. Surtout qu’une petite vieille, c’est facile à semer à la course. Tu la pousses du plat de la main, d’un coup sec, ça suffit : elle tombe avec un petit cri, elle se fait un col du fémur, et puis elle reste allongée presque morte et toi – pas vous ni moi, bien sûr : les racailles – tu peux te tailler bien tranquille, d’ailleurs c’est fait, tu es déjà loin. Ne me demandez pas d’où je peux tenir ça. Enfin bon, elle n’était pas prudente.

J’aurais très bien pu ne pas venir au parc, ce lundi où je l’ai connue. J’aurais pu être occupé, ne pas avoir une minute libre. Qu’est-ce que vous vous imaginez ? Certains jours, j’ai des choses à faire : mesurer entre mes mains le tronc des jeunes pins plantés au bord de la rocade, pour surveiller la déforestation (la moitié d’entre eux va crever, j’en suis sûr, c’est pour ça que je vérifie. D’ailleurs, c’est pas étonnant, que ça crève, quand on voit comment ils s’y sont pris, ceux des espaces verts, à la mairie !). M’entraîner à courir le plus longtemps possible, à tirer les canettes au pistolet à plomb, devant la caravane. C’est pour le souffle et les réflexes, si un jour je devais m’échapper d’un attentat, ou sauver des gens, faut prévoir. Et un tas d’autres choses, aussi. D’autres choses très différentes. Par exemple, je sculpte des morceaux de bois avec mon Opinel. Je fais des animaux, des petits personnages. Des gens que je vois dans la rue, des chats, des chiens, n’importe qui.

Ou bien je vais au parc, pour compter les pigeons.

En passant, j’en profite pour écrire mon nom en lettres majuscules, sur la plaque de marbre au-dessous du soldat du monument aux morts. Bien sûr, à chaque fois, quelqu’un de la mairie l’enlève et puis m’engueule, Germain, arrête un peu tes conneries, y en a marre, tu nettoieras, au prochain coup !

Pourtant ce sont des feutres indélébiles – qui ne peut s’effacer / voir : ineffaçable – je les ai payés assez cher. D’ailleurs je vais aller leur dire, à la papeterie, que c’est du foutage de gueule. C’était marqué « toutes surfaces », c’est du vol. Le marbre, c’est une surface – que je sache, comme dirait Margueritte qui parle toujours bien.

En tout cas, dès que mon nom est effacé, je n’ai plus qu’à recommencer. C’est pas grave, je suis patient. Il restera peut-être, à force.

En plus je ne vois vraiment pas qui ça gêne, que je mette mon nom : je l’écris tout en bas. Même pas dans l’ordre alphabétique alors que je pourrais avoir des exigences, parce que Chazes, ce n’est pas à la fin, loin de là. Je pourrais me placer cinquième, dans leur liste !

Entre Pierre Boisverte et Ernest Combereau.

Un jour, je l’ai dit à Jacques Devallée, qui est secrétaire à la mairie. Il a hoché la tête, il a répondu que je n’avais pas tort sur le fond, et que les listes de noms sont effectivement conçues pour écrire des noms dessus !

– Toutefois, il a ajouté, toutefois il y a un détail dont il faut tenir compte…

– Ah oui, et lequel ? j’ai fait, comme ça.

– Eh bien, si tu regardes avec un peu plus d’attention, tu remarqueras que tous ceux dont le nom est gravé au bas du monument aux morts ont un point commun : ils sont morts.

– Ah bon ! j’ai fait. Ah bon, c’est comme ça ! Alors pour y avoir droit, il faut avoir passé l’arme à gauche, c’est ça ?

– C’est un peu dans cet esprit-là, en effet…, il a fait.

Il avait beau prendre son air supérieur, je lui ai dit que quand je serai mort, ils seront bien obligés de m’y graver aussi, sur leur putain de liste.

– Pourquoi donc ?

– Parce ce que je vais faire un papier pour le notaire. Je vais lui demander que ce soit dans mon testament. Les dernières volontés d’un défunt, ça se respecte.

– Pas forcément, Germain. Pas forcément…

N’empêche, je sais ce que je dis. J’y ai pensé, en rentrant chez moi : à ma mort (quand voudra le Seigneur, et Son heure sera la mienne), je veux qu’on l’écrive, mon nom. À la cinquième place. La cinquième en partant du haut, puisque c’est ça, et pas d’arnaque ! Ils se débrouilleront comme ils voudront, ces cons, à la mairie. Un testament, c’est un testament et puis c’est tout ! Oui, je me suis dit, je vais le faire, ce papier. Et je demanderai que ce soit Devallée qui me grave lui-même, rien que pour l’emmerder. J’irai voir chez maître Olivier, pour qu’on parle de ça ensemble. C’est un notaire, il saura bien quoi faire, non ?

© Le Rouergue

Avec l'aimable autorisation des éditions Le Rouergue © 2010

Source : http://www.premierchapitre.fr/sp/iphone/v3/livre_pc.php?livre=1#