Mon père n’était pas torero

Publié le 21 février 2011 par Marc Lenot

Les photographies de Jean-Antoine Raveyre, à la galerie Bernard Ceysson à Paris jusqu’au 26 février (dépéchez-vous) sont des compositions très élaborées, de véritables mises en scène, où chaque détail, chaque éclairage, chaque mimique ont été soigneusement étudiés, travaillés, répétés. C’est de la photographie-cinéma, avec décors construits, acteurs, éclairagiste, et le metteur en scène. Formes et couleurs sont le résultat d’un travail de composition, d’une longue recherche graphique, esthétique dont la photographie est l’aboutissement. Ses images narratives ont d’abord pris appui sur l’histoire de la peinture, elles tournent plutôt aujourd’hui autour de possibles récits où la mort serait omniprésente, danger tapi dans l’ombre, angoisse dont on ne peut se défaire, vertige tentateur. Dans ces images ambiguës, quelque part entre réel et fiction, c’est à chacun de nous d’imaginer son propre récit mélancolique tel que le déclenche l’image que Raveyre nous offre.

Dans cette photographie, tout me ramène à mon enfance, petit garçon sage à la chevelure sage : la cuisine en formica, la bouteille de Bartissol (évocatrice aussi d’un jeu radiophonique), le cendrier plein de mégots de Gauloises bleues sans filtre, le ruban tue-mouches, le bol en Duralex, la cigale en faïence jaune, les Dinky Toys sur le carrelage, le papier peint. Mais le récit que je m’invente ainsi, s’il peut inclure le lapin, le couteau et le sang, bute sur le petit taureau noir en peluche que l’enfant anxieux serre fort dans ses mains. Mon père n’était pas torero.

 

Ce que Raveyre a construit là, c’est en fait un triptyque (tout autant qu’un Retable, le titre de ces trois photos). À droite de l’enfant, sa mère, inquiète près du téléphone, dans un décor de pacotille espagnole, éventail et castagnettes, flamenco et taureaux, avec, néanmoins, dans un coin, la photo du combattant foudroyé de Capa. À gauche, son père, dans une salle d’eau délabrée, taché du sang du taureau dont il a obtenu une oreille, épuisé, hagard, revenant d’un autre monde. Chaque détail compte, chaque indice, chaque brique sur laquelle le récit pourra se bâtir.On est là dans un registre plus discret, moins théâtral que ces séries précédentes, où l’histoire se compose avec plus de liberté, moins de condamnation à un dénouement déjà écrit, moins de références enfermantes.

L’autre photographie qui m’a fixé dans cette exposition est une fenêtre ouverte dans un mur de petits carreaux multicolores assez vétustes et sales, qui empêche au premier abord de savoir où on est, espace public comme sembleraient l’indiquer les fils et les éclairages d’enseigne visibles en bas , espace privé comme en témoignerait l’occupation du rebord de la fenêtre, plantes, bac à fleurs, mégots dans un pot et hideux chat en faïence, ou entre-deux, avec le linge qui sèche, intimité exposée au regard. Ce sentiment de violer une intimité est renforcé par la buée sur la fenêtre, qui permet de voir sans vraiment voir, sans être vu aussi peut-être, avec ce trouble de l’image. Qui est cette jeune femme au visage long et fermé, au regard dans le vide, froide, impersonnelle ? Pourquoi une autre fille, qu’on distingue ensuite à l’arrière-plan, l’aide-t-elle à s’habiller ? Quel est le sens de cette robe blanche d’apparat, de ce décolleté offert aux regards, souligné par son collier d’argent, de cette poitrine ainsi rendue plus généreuse, de cette taille ainsi rendue plus fine ? Pourquoi ses mains sont-elles ainsi crispées, un poing fermé sur le sein en signe de refus, une main posée sur le ventre en signe de prémonition ? Enfin, on distingue dans la brume une main de Fatma, une lanterne orientale, un drapé d’étoffes mordorées. Faut-il ces marqueurs culturels pour saisir le sens de la photographie, pour commencer à mettre du sens dans la narration, ou bien le savions-nous dès le premier abord, avions-nous tout de suite perçu, plus ou moins consciemment, la dureté tragique de cette scène, de la jeune mariée arabe qu’on apprête pour ses noces, arrangées peut-être, sans amour sans doute, stéréotype dont le photographe se saisit pour construire cette scène un peu misérabiliste d’intimité bientôt violée, de corps offert à corps défendant, de destin bientôt détourné. Voilà comment, en quelques traits bien sentis qui rendent l’image plus riche, ce photographe sait bâtir les éléments nécessaires à une narration imaginaire. Un vrai travail de metteur en scène suggestif et onirique.

Photos courtoisie de la galerie