L’éthique perdue de Wall Street

Publié le 22 février 2011 par Copeau @Contrepoints

Chaque semaine qui passe apporte son lot de révélations sur les pratiques au mieux irrégulières, au pire totalement frauduleuses, des grandes banques américaines impliquées sur le marché du Loan Servicing, autrement dit, le recouvrement des prêts et la rémunération des obligations adossées à ces prêts. Ces révélations font souvent l’objet de plaintes. Pourtant, si quelques conflits trouvent des issues civiles, encore aucune condamnation pénale n’a été prononcée, ni même aucune poursuite pénale engagée. Bernard Madoff doit en manger les barreaux de sa cellule de rage.

J’ai sélectionné ci dessous quelques cas de fraudes manifestes qui ne font l’objet d’aucune poursuite pénale.

Bear Stearns (et les autres)

Le New York Times et le Huffington Post nous apprennent que la banque d’affaires Bear Stearns -rachetée par JP Morgan après sa faillite en 2007-, a sciemment gardé pour elle des paiements destinés à alimenter les MBS qu’elle avait vendu à ses investisseurs. Bear Stearns avait obtenu des compensations de la part de banques originatrices de prêts hypothécaires, qui leur avaient vendu des prêts, disons, « de qualité inférieure à celle officiellement déclarée ». Ces compensations auraient dû aller sur les comptes des MBS qui perdaient de l’argent à cause de ces paquets de prêts non conformes. Or, il semblerait que Bear Stearns ait préféré conserver ces compensations pour elle.

Le New York Times affirme que selon ses investigations, des dizaines de grandes banques dont Lehman Brothers et Deutsche Bank se seraient livrées à des pratiques similaires.

Pire : elles ont continué à placer ces titres auprès d’investisseurs et de vendeurs de CDS sans dévoiler les taux de non conformité des prêts pour lesquelles elles recevaient des compensations, ce qui ne leur permet plus de dire que « elles mêmes ne savaient pas ». Les e-mails internes à Bear Stearns montrent que les traders de la banque d’affaires qualifiaient les paquets de prêts vendus à AMBAC de « piles de M… ».

Les investisseurs (dont de nombreux fonds de pension) n’apprécient pas. Les assureurs non plus : c’est AMBAC, le monoliner lui même en faillite à cause de ces paquets de prêts frauduleux, qui a porté la première plainte. Procédures civiles en cours. Au pénal : rien.

Countrywide et WaMu

C’est encore un assureur, AllState, qui attaque Bank Of America et JP Morgan pour les méfaits commis par leurs filiales récemment acquises Countrywide -dont le fondateur a été condamné au civil à des amendes égales au cinquième de ses profits frauduleux pour solde de tout compte. Rien au pénal- et Washington Mutual (En faillite en octobre 2008).

Que reproche-t-on à ces deux géants ? D’avoir grossièrement menti sur la qualité moyenne des prêts figurant dans les « pools » de crédits qu’ils plaçaient auprès des investisseurs. Le site Zero Hedge publie les extraits significatifs des plaintes contre BAC/Countrywide et JPM/Wamu (qui pèsent chacune plus de 150 pages…) en question.

Par exemple, WAMU affirmait que ses pools de prêts ne comportaient que des prêts dont le montant était inférieur à la valeur estimée de la maison (pas de prêts à 105% permettant à l’emprunteur de financer immédiatement des travaux d’embellissement par exemple). Or, le taux réel de prêts ayant cette caractéristique était supérieur à 20%. Ces prêts ont été les premiers à tomber en série quand la bulle a commencé à éclater… Ce n’est qu’un chiffre parmi plusieurs dizaines du même ordre donnés par des suites austères de tableaux que je vous laisse le soin de parcourir sur Zerohedge. Globalement, tous les chiffres intéressant les investisseurs étaient enjolivés en moyenne de 20%, avec des pointes à… 65%.

Une plainte du même type, à nouveau contre BAC/Countrywide, est déposée par TIAA-CREF Life Insurance, un assureur de New York, qui semble assumer le leadership d’une procédure associant une douzaine d’investisseurs institutionnels tels que « notre » Dexia.

Selon Bloomberg, les plaignants sont parvenus à la conclusion que le business model de countrywide était devenu de générer autant de prêts que possibles et d’engranger un profit à court terme en mentant effrontément à ses clients sur la qualité des prêt vendus, via des déclarations à la SEC falsifiées.

Naturellement, les banques poursuivies se retranchent derrière l’argument classique : « ce sont des investisseurs sophistiqués qui viennent se plaindre d’avoir mal évalué un risque derrière un produit« .

En gros, « nous avons menti comme des arracheurs de dents, mais c’était à nos clients de s’en rendre compte« . Que des justiciables puissent envisager d’alléger leur peine à l’aide de tels arguments laisse songeur quant à la déliquescence des principes qui fondes l’application du droit des affaires aux USA…

Des propriétaires volontairement plantés par les banques ?

Des sénateurs, lors d’une session parlementaire consacrée au Foreclosure Gate, ont dénoncé ces banques qui ont profité du programme HAMP d’aide fédérale de 75 milliards de dollars (!) pour « aider les propriétaires » à renégocier les prêts d’emprunteurs « à jour » de leurs mensualités mais proches de la rupture du fait de mensualités devenues trop élevées par rapport à des revenus en baisse.

Les banques ont incité les familles à se mettre en défaut « temporaire » pour pouvoir bénéficier du programme, ont accordé une période d’essai, puis, à la fin de la période d’essai, ont rejeté le dossier de renégociation des emprunteurs et… ont prétexté un retard de paiement pour les mettre en faillite… Selon les témoins entendus par le sénat, les banques ont « fabriqué » des centaines de milliers de familles en défaut.

Pourquoi agir ainsi ? Gardez à l’esprit que les loan servicers ne sont que des collecteurs de prêts qui prennent une marge sur les recettes qu’ils encaissent avant de les reverser aux investisseurs de MBS à qui ils ont refourgué, pardon, revendu les prêts. Or, les banques encaissent plus de commissions sur une faillite « bien » gérée, c’est à dire en faisant bien trainer les choses, avec un maximum de frais annexes, plutôt qu’en renégociant le principal du prêt, ce qui diminue l’assiette de calcul des frais et les occasions d’en prélever. Au contraire, les investisseurs de MBS ont intérêt à la renégociation, car cela permet de limiter les pertes par rapport à une saisie-expulsion (foreclosure) qui conduit en général à une vente bradée. Si on ajoute de surcroit que les aides versées aux banques au titre du programme HAMP ne semblent pas avoir été systématiquement restituées même lorsque le programme de modification était rompu à la fin de la période d’essai…

Bref, le conflit d’intérêts (expliqué ici par le New York Times) est énorme entre d’un côté les familles en difficulté et les investisseurs détenteurs des créances (enfin, en théorie, vu les problèmes du MERS…), dont les intérêts convergent, et au milieu un intermédiaire qui a intérêt à agir contre l’intérêt de ceux qu’il est censé servir par contrat (les investisseurs) et qui est prêt, pour maximiser son profit, à planter des centaines de milliers de familles, si on en croit les témoins devant la commission sénatoriale.

Je répugne à être grossier, mais à la lecture de telles exactions, une seule expression vient à l’esprit, concernant les géants du loan servicing :« quelle bande d’ordures ! »

Aux dernières nouvelles, poursuites civiles uniquement, de la part des familles lésées principalement.

Abacus, MagnetarJe vous ai déjà parlé des montages supervisés par Goldman Sachs (Abacus) ou JP Morgan (Magnetar) permettant de vendre à des investisseurs des obligations de MBS (CDO) prétendûment sures, tout en achetant des CDS (assurances contre le défaut de paiement des mêmes CDO) sur les titres vendus, CDS qui ne servaient pas de garantie à d’éventuelles pertes pour les investisseurs. En outre, des investisseurs « amis » de la banque -et notamment le gestionnaire de Hedge Fund Texan John Paulson- achetaient également des « CDS à découvert » (Naked Short CDS) sur des fonds dont ils sélectionnaient eux même la composition en forçant sur les dossiers de prêts particulièrement peu solides. Bref, les fonds étaient conçus pour « planter » les investisseurs et rémunérer les détenteurs de CDS.

En clair, c’est un peu comme si le chirurgien qui devait vous opérer à coeur ouvert prenait une assurance vie sur votre tête, non pas pour se couvrir contre d’éventuelles poursuites, mais simplement pour toucher le pactole en cas de décès de son client. Lui feriez vous confiance ?

Goldman Sachs a transigé avec la SEC pour 554 millions de dollars, une somme qui parait bien faible en regard des sommes perdues par les investisseurs supérieures à 1 milliard, et aux profits d’un John Paulson - Aucun lien de parenté avec Henry Paulson, l’ex patron de… Goldman Sachs, devenu ministre des finances de GW Bush -, le complice qui sélectionnait les prêts pourris, et qui n’a pas été poursuivi malgré plus d’un milliard de gains.

Ces chiffres semblent peu de chose à côté des 40 milliards de perte des investisseurs liées aux malversations du fond « Magnetar » (JP Morgan), si l’on en croit pro-publica.

Une fois de plus, des grandes banques n’ont pas hésité à spolier leurs propres clients pour engranger des profits spéculatifs à très court terme. Vous avez dit : « bande de salauds ! » ?

Les menottes ou la crise !

Le constat est sans appel : une véritable culture de la malhonnêteté s’est installée durablement dans la haute industrie financière américaine, et visiblement, ni l’état fédéral ni la justice ne semblent vouloir prendre la mesure du phénomène.

C’est le journaliste du magazine « Rolling Stone », Matt Taibbi, qui résume le mieux la désolante situation de la justice aux USA, face à l’ampleur des fraudes commises (je résume son propos) :
 

« Voici la situation. Immigrants illégaux en prison : 393 000. Mère menteuse : 1. Banquiers véreux : zéro. (…) Vous voulez gagner des élections ? Vous construisez des prisons et vous les remplissez de personnes qui ont vendu des sacs à la sauvette ou volé des lecteurs de CD. Mais pour avoir volé un milliard ? Pour une fraude qui a mis un million de personnes en forclusion ? Passons. Ce n’est pas un crime. La prison est trop dure. Qu’ils s’excusent, qu’il paient une amende, et c’est marre. Et s’ils ne paient pas l’amende eux mêmes, ce n’est pas grave. Et surtout, ne pas leur demander de rendre la totalité de ce qu’ils ont volé. Et laissons leur se verser des bonus record de 135 milliards après avoir reçu l’aide du contribuable. (…) »

Les articles de Taibbi sont longs et parfois un peu biaisés émotionnellement -mais qui peut rester totalement neutre devant une telle accumulation de faits répréhensibles ?- mais toujours remarquablement documentés, je vous recommande donc chaudement la lecture de celui ci.

Une telle déliquescence de l’éthique des affaires dans le milieu financier, au delà de l’écoeurement, porte en germe la répétition de crises graves.

Si les USA ne sanctionnent pas pénalement de tels crimes financiers (au delà d’un certain stade, évoquer de simples « délits » est un signe de faiblesse), les dirigeants actuels recommenceront. Car, pour reprendre les mots de l’ancien régulateur en chef des caisses d’épargnes des années 90 William Black, aujourd’hui professeur à l’université de Kansas City, « le meilleur moyen de cambrioler une banque, est d’en prendre la direction ».

Lorsque l’on voit les conséquences économiques dramatiques entrainées par l’éclatement d’une bulle dont le gonflement a été permis par des pratiques ouvertement frauduleuses, on ne peut que conclure que ces crimes sont encore plus graves que ceux de Bernard Madoff. Or, aucune poursuite pénale d’importance n’a été encore lancée contre les responsables de ces malversations géantes.

Si la justice américaine se contente d’amendes spectaculaires certes, mais symboliques au regard des sommes réellement confisquées aux investisseurs floués et du préjudice causé aux familles mises en faillite, si les dirigeants coupables de telles pratiques en conservent la plus grande part des bénéfices et ne vont pas en prison, alors la fraude continuera. Comme le dit Joseph Stiglitz, pour une fois bien inspiré, « le risque d’amende sera simplement considéré comme un coût opérationnel ». Le système bancaire, dont toutes les régulations seront à nouveau contournées (vous vous souvenez de la plaisanterie appelée Bâle I et Bâle II ? Attendez donc Bâle III…), au lieu de servir à financer sainement le développement de l’économie, se complaira dans les combines lucratives avant tout pour ses dirigeants.

Pire même, les professionnels de la finance qui voudront rester honnêtes seront une fois encore marginalisés par les voyous, parce que les clients seront attirés par les rendements supérieurs promis par les margoulins. Le mal-investissement le plus éhonté sera ainsi favorisé. Il n’y aura pas de véritable redémarrage durable de l’économie américaine sans un retour en force de l’état de droit. Ce ne sont pas de centaines de pages de nouveaux textes dont l’Amérique et le monde ont besoin, mais d’une vraie volonté de faire appliquer les règles de base de l’éthique des affaires : ne pas voler, ne pas dissimuler, ne pas tromper.

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