La douleur dans les arts martiaux

Publié le 22 février 2011 par Ivan

Récemment je parlais de karaté uechiryu, école que j’ai pratiqué et beaucoup aimé, avec un de mes patients. A l’écoute de la description de ce budo, la personne me demanda pourquoi fallait-il souffrir autant ? Quel était le sens profond qui pousse à s’infliger autant d’efforts ? Voilà une excellente question qui mérite qu’on y réfléchisse un peu.

Toutes les écoles d’arts martiaux, et pas seulement les écoles asiatiques, cherchent à transformer le corps et l’esprit. Cela se fait progressivement et sans violence au début. Puis au fur et à mesure que l’élève progresse il se renforce. Aussi l’entraînement devient plus dur et n’est pas exempt de certaines formes de violence, certes parfaitement contrôlées et dosées. Le but est de pousser le corps et de l’aider à acquérir des capacités physiques afin de repousser ses limites. Un combat est un moment intense pour les muscles et le souffle. Il faut donc se préparer globalement autant qu’en détail, pour que le corps devienne une « machine » puissante et bien huilée.

La violence contrôlée ouvre le corps et la conscience à une préparation à la douleur. Pourquoi ne pas s’arrêter lorsqu’on est épuisé ? Pourquoi ne pas aller boire un coup alors qu’il reste 1 heure de cours ? Justement pour effacer cette sensation, ou tout au moins, pour s’acclimater à cette sensation et savoir la transcender.


La question de l'ajout d'une douleur physique infligée (avec l’accord de l’élève) par le professeur ou lors de combats amicaux avec ses partenaires de dojo, se pose alors. Pourquoi en rajouter une couche ? Tout simplement parce que cet apprentissage permet de différer le moment où la douleur devient intolérable, en repoussant le degré de sensibilité. C'est l'intérêt d'apprendre à prendre des coups. Ce fut mon cas en boxe française lors des assauts, en aïkido avec les torsions appliquées fortement et rapidement, au karaté uechiryu pendant le kata respiratoire.

Au passage, cette familiarisation avec la douleur est une excellente thérapie pour les personnes angoissées, peu sûres d’elles, ayant peur de se faire attaquer et de soufrir. Rien de tel que d’être confronter à la violence et à la douleur pour passer le cap de ses propres peurs.


Les souffrances physiques et l’endurance psychologique qui sont développés par les arts martiaux sont l’une des clés qui permettent de distinguer rapidement un élève qui vient au dojo « comme il prendrait le thé » et celui qui se prépare au combat, prêt à engager sa vie s’il le faut. Elles permettent aussi d’encaisser de nombreuses situations comme le stress, la faim, le froid, la grande fatigue, les blessures, la maladie; tout en continuant à vivre avec bonne humeur et conscience ce que ces expériences lui apportent.

Enfin et surtout l’apprentissage de la douleur et de l’endurance permettent d’approcher un autre type de souffrance : la souffrance psychique.

Un combattant, aussi fort soit-il, qui ne pourrait pas supporter la critique, l’incrédulité, la peur et ses angoisses personnelles, est implacablement le jouet de ses émotions et des impulsions qui les accompagnent. Lorsque l’esprit cède sous la panique, le corps n’est plus capable de réactions justes. Tout l’entraînement part à l’eau en quelques minutes. La maîtrise de la force et de la douleur physique n’est donc pas tout. Et c’est en cela que réside le génie des arts martiaux : ils amènent peu à peu vers plus de paix intérieure et extérieure.

 

Dans une société occidentale où la douleur est de plus en plus considérée comme tabou, comme le mal absolu, comment une école de Budo peut-elle proposer un entraînement digne de ce nom ? Effectivement on peut penser que les arts martiaux représentent un archaïsme complet dans une société qui se shoote aux antidouleurs, antidépresseurs et autres stupéfiants pour oublier son mal être. Comment faire croire que l’apprentissage de la douleur est une démarche pas si idiote que ça à une personne mentalement équilibrée ? Les réponses sont dans la question et la première partie de cet article.

Il faut bien avoir à l’esprit que par « douleur » il ne faut pas entendre « torture », mais enseignement contrôlé. Il n’est pas utile de se brûler la tête avec des bâtonnets d’encens pour apprendre ce qu’est la douleur(1). En revanche répéter 500 ou 1000 mouvements identiques (des chûtes par exemple) ouvre sur une certaine forme de souffrance, qui se transformera par la suite en endurance et en connaissance de ses limites. Je me souviens d’avoir pratiqué chaque année misogi avec mon professeur d’aïkido. Cette journée et les cours qui s’y déroulaient étaient ma terreur. Il fallait s’épuiser et donner toutes ses forces en 10 minutes de temps. Des exercices épuisants étaient là pour ça. L’intérêt de l’exercice était de trouver les forces nécessaires pour tenir encore une heure au même rythme. Seule excuse autorisée alors pour faire une pause était d’aller vomir, avant de remonter sur le tatami. Pour s’arrêter tout à fait, seul l’évanouissement complet pouvait nous servir d'excuse. Je n’ai jamais été aussi heureux que de réussir chaque année cette phase, car chaque année c’était une nouvelle découverte, une frontière personnelle qui se déplaçait toujours plus loin.


Effacer son orgueil, gommer son ego, laisser sur le côté ses peurs irrationnelles, aller à la rencontre de soi… oui les arts martiaux et leur enseignement exigeant ont un sens qui dépasse les époques et les cultures.

Finalement le but suprême des arts martiaux n’est pas de se préparer à mourir et/ou à combattre, mais bel et bien à vivre sereinement avec les autres et à faire la paix avec soi. En cela elle ne diffère pas de la sentence qu’énonçait le philosophe Chilon de Sparte(2), repris par Socrate comme clé de voûte de sa philosophie dans notre haute antiquité :γνθι σεαυτόν (connais-toi toi-même). Un art martial est en fait un chemin vers la connaissance de soi, et ce, sur tous les plans.

1 : Il s'agit d'un rituel des moines shaolin, à l'aide d'un moxa allumé, posé à même le crâne. Le premier moxa représente 7 ans d'études, puis chaque autre après 3 ans, 3 mois et 3 jours. Cela peut aller jusqu'à 8 points, et plus rarement 9 ou 10.

2 : il est intéressant de noter que cette phrase provient d’un homme de Sparte, qui représente l’une des villes les plus violentes dans l’éducation des jeunes, afin d’en faire des guerriers invincibles.