Au quotidien ... (4)

Publié le 24 février 2011 par Rl1948

   Paru dans l'édition du journal Le Monde de ce matin, publié sur le Net, un article de l'égyptologue français Jean-Pierre Corteggiani.

Qui sont donc les pillards du Musée du Caire ?

   Que s'est-il réellement passé au Musée du Caire dans la nuit du 28 au 29 janvier, et qui sont les vandales qui se sont introduits dans l'immense bâtiment jouxtant la place Tahrir ? Ce n'est certes pas en lisant les déclarations et les mises au point successives publiées par Zahi Hawass, le trop médiatique patron des antiquités égyptiennes, qu'on pourra le savoir !

   En effet, bien qu'il ait troqué son costume d'Indiana Jones pour le complet sombre d'un ministre, allant même jusqu'à abandonner son "célèbre chapeau" - l'expression est de lui - pour arborer devant les caméras le visage grave imposé par cette nouvelle fonction dont il a tant rêvé, ses déclarations ne sont que contradictions et invraisemblances.

   Il est surprenant que quelqu'un soit aveuglé au point d'être incapable de réaliser qu'une image peut révéler beaucoup de choses. Et que, même si on a voulu leur tournage, il vaudrait mieux ne pas laisser diffuser des vidéos montrant ce qu'on préférerait cacher, à savoir, entre autres, qu'une exceptionnelle statue de Toutankhamon, représentant le pharaon en harponneur, a été massacrée par des brutes ignares. Bien qu'on ait évité d'en parler pendant deux semaines, cela sautait hélas aux yeux de quiconque regardant les séquences tournées dans le musée et visibles, entre autres, sur Al-Jazira ou YouTube.

   La lecture chronologique des rapports sur "l'état des antiquités égyptiennes" donnés sur le site Drhawass.com laisse rêveur, tant elle est révélatrice de la plus grande confusion. Le nouveau ministre a beau affirmer qu'il "ne faut pas écouter les rumeurs" puisqu'il est la "seule source de vérité", on a vite le sentiment que celle-ci est faite de "vérités" successives, pour ne pas dire de contrevérités ; contentons-nous de souligner les plus flagrantes.

   Qui peut croire qu'une foule d'un "millier de personnes", présentée comme assez naïve pour dévaliser la boutique de souvenirs en croyant piller le musée, se réduise tout à coup à une dizaine de pillards entrés comme Batman dans le bâtiment principal en passant par les verrières du toit dont on nous dit un jour qu'elles se trouvent à 4 mètres du sol et le lendemain à 9 mètres ? Pourquoi les caméras ne nous montrent-elles pas davantage les cordes censées avoir été utilisées que les verrières cassées ? Comment ont-ils fait pour couper l'électricité et neutraliser ainsi les "caméras de la salle de surveillance" ?

   N'est-on pas tenté de croire Wafaa El-Saddik, récemment encore directrice générale du musée, quand elle a déclaré - ce qui a déclenché la fureur de son ancien patron - à un journal allemand que les auteurs du pillage étaient "nos propres gens, les gardiens du musée et les policiers", ou du moins certains d'entre eux ?

   De nombreux indices, en particulier le fait que sur les vues prises après le pillage on distingue ensemble des objets que le hasard seul n'a pu faire tomber côte à côte, poussent à penser qu'on a affaire à une "mise en scène" destinée à discréditer les manifestants anti-Moubarak de la place Tahrir. Mais aussi, peut-être, à masquer un vol très ciblé car on est frappé, en prenant connaissance de la liste des pièces volées, qu'on s'est enfin décidé à publier le 12 février, après avoir martelé à plusieurs reprises que "rien n'avait été volé", par l'extrême qualité des pièces disparues, impossibles à négocier sur le marché de l'art.

   Peut-on écrire que ceux qu'on qualifie de "criminels" n'ont pas "reconnu la valeur de ce qui était dans les vitrines" parce que le musée était plongé dans l'obscurité, alors que, semblant faire preuve d'un goût très sûr, ils ont complètement vidé celle qui contenait les magnifiques statuettes funéraires de Youya, le père de la reine Tiyi ?

   On pourrait presque se demander si ce sont réellement les mêmes individus qui ont partiellement détruit trois des statues en bois doré de Toutankhamon, tant certaines destructions semblent faites au hasard. Avait-on vraiment besoin du rapport d'une commission pour s'apercevoir de la disparition de telles merveilles ? Faut-il craindre qu'un inventaire en cours mette en évidence d'autres vols et d'autres dégâts qui viendraient s'ajouter au bilan actuel qui, selon Tarek El-Awadi, l'actuel directeur général du musée, n'est que de 13 vitrines brisées et de 70 objets cassés qui "pourront être restaurés" ?

   On aimerait savoir à quoi s'en tenir. En effet, comment peut-on affirmer un jour qu'une statuette d'Akhenaton n'a subi que des dommages mineurs quand la vitrine qui l'abritait a été fracassée, pour avouer un peu plus tard qu'elle compte au nombre des dix-huit pièces volées et annoncer enfin qu'elle aurait été retrouvée à côté d'une benne à ordures sur la place Tahrir ?

   Si les voleurs ont été arrêtés dans le musée, quand et comment les pièces disparues ont-elles quitté le bâtiment - n'oublions pas les manifestants et les tanks qu'il y avait dehors cette nuit-là -, et pourquoi certaines ont-elles été abandonnées dans le jardin, comme l'a prétendument été le Scarabée de coeur de Youya, pourtant facile à glisser dans une poche ? Curieux comportement que d'abandonner ce dont on vient de s'emparer !

   On attend les mises au point à venir avec impatience, en espérant qu'elles cesseront d'être émaillées d'affirmations erronées (le musée abriterait 4 500 pièces, dit-on, alors qu'il en expose... 140 000 !) et qu'elles apporteront de bonnes nouvelles. A moins qu'il ne suffise de convoquer une conférence de presse au Musée du Caire, et de se faire photographier, la mine réjouie, à côté du masque d'or de Toutankhamon (le 16 février), pour faire croire "au peuple du monde", puisque Zahi Hawass entend s'exprimer désormais urbi et orbi, qu'il ne s'y est rien passé de grave puisque cette pièce mythique est intacte ?

   Enfin, pour s'en tenir à ces quelques remarques sur la prose ministérielle qui brille par la pratique quotidienne de la méthode Coué - tout est "sécurisé", partout ! -, quel cas fait-on de la fierté qu'on prétend "rendre" à ses compatriotes avec des arguments nationalistes d'un autre âge ?

   Quand on ose répondre à un journaliste égyptien, pour un quotidien égyptien (Akhbâr al-Adab du 13 février), qu'il "n'y a pas de pièces volées" au musée et que "la collection de Toutankhamon est complète et intacte", alors qu'on reconnaît ailleurs des vols et d'irrémédiables déprédations, et que l'on se sent obligé d'essayer d'expliquer les raisons pour lesquelles on a d'abord déclaré que rien ne manquait (blog du 16 février), n'est-ce pas tout simplement du mépris ?

   "Le Sphinx est triste", paraît-il. On le serait à moins ! Quel dommage que la malédiction des pharaons ne soit qu'une fable à laquelle on ne puisse ajouter foi ! Certains auraient eu du souci à se faire !

Jean-Pierre Corteggiani, égyptologue

Article paru dans l'édition du 24.02.11