De 1923 à son retour à Cuba en 1941, l'itinérance de Lam, de La Havane à Madrid et Barcelone, puis de Paris à Marseille, suscitée initialement par le désir de parfaire sa formation artistique, va suivre en parallèle le cours des événements politiques dans lesquels il se trouvera engagé : de l'avènement de la république en Espagne à la guerre civile, de l'occupation allemande de la France à l'exil de ses amis surréalistes en Amérique. Or, c'est à cette pérégrination, en partie forcée, qu'il devra de nouer un dialogue fructueux avec un univers de formes qui mêle primitivisme et modernisme.
Débarquant à la fin de 1923, Lam était parti avec l'idée de se rendre à Paris en passant par l'Espagne, mais il restera quatorze ans dans ce pays, à Madrid d'abord puis à Barcelone.Son destin d’artiste va ainsi s’annoncer sous la loi de plusieurs arrachements : à la famille, à la communauté ethnique, au milieu social, aux traditions esthétiques. Et ce n'était pas rien, pour un Cubain quasiment né avec l'indépendance de l'île à peine arrachée à l'Espagne, que d'aller se former au cœur même de l'ancienne métropole coloniale
Sans préjudice des considérations précédentes, nous ne saurions omettre certains événements de sa vie pendant son séjour en Espagne. Ils eurent parfois une influence considérable sur l'évolution de son art et de sa pensée.
Lam ne cache pas l'accueil sympathique dont il bénéficia. Le Cubanito plaisait. «J'avais un charme physique», dit-il, et la preuve nous en est donnée par ce séduisant portrait qu'il fait de lui-même en 1924, l'an qui suivit son arrivée —un dessin au crayon sépia, respectueux de l'enseignement académique, bien établi, sans doute heureusement fidèle. Sa longue silhouette devait évoquer, pour les Madrilènes, les minces palmiers de l'île lointaine. Il apportait un air de Tropiques. A cela s'ajoutait le feu de ses propos sur l'art: «Je m'étais mis dans le ventre toute la Renaissance!» On l'invitait. Il eut des amis, entre autres déjeunes artistes, des écrivains, tel le grand Alejo Carpentier, un maître d'école, un curé .
Il quittait parfois la capitale, visitait la province. Dans les campagnes, il constata que la condition des paysans espagnols n'était guère supérieure à celle des travailleurs agricoles cubains. «Je retrouvais le climat colonial.» L'Espagne avait donc ses déshérités. Il se sentait de leur côté. MAXPOL FOUCHET.WIFREDO LAM
Profondément bouleversé par le décès de son fils et de sa femme, Wifredo Lam quitte Madrid à l'été de 1931 pour se rendre, à l'instigation du peintre Anselme Carretero, à Léon. Il y restera jusqu'à la fin de 1932, et exposera en avril, puis en mai, près d'une vingtaine de portraits et de paysages. De retour à Madrid, il partage les idéaux politiques et culturels sur lesquels se fonde la nouvelle République espagnole avec, parmi d'autres, ses compatriotes, Nicolas Guillén et Alejo Carpentier, le Guatémaltèque Miguel Angel Asturias et l'Allemand Carl Einstein, (l’un des premiers découvreur de l’art « négre »).
Trois ans plus tard, en juillet 1936, le déclenchement de la guerre civile l'amène à s'engager dans la défense de la république. Il réalise des affiches antifranquistes et assure diverses responsabilités dans une usine d'armement. La manipulation de substances toxiques pendant la fabrication d'explosifs ayant affecté sa santé, il sera envoyé au printemps de 1937 dans un sanatorium, aux Caldes de Montbui, près de Barcelone. Rétabli, il résidera dans la métropole catalane jusqu'à son départ pour Paris. Recommandé à Picasso par un sculpteur catalan Manolo Hugué, il quitte l’Espagne pour la France, au printemps 1938.
Cette première période de la vie de Lam verra converger des phénomènes marquants pour sa formation. : le premier, d'ordre biographique, ajoute aux arrachements le drame particulièrement douloureux évoqué précédemment: celui de voir l’année suivant son mariage et la naissance de son fils, l’enfant et la mère mourir de tuberculose. Ce double malheur le plongera dans un état d’hallucination où il va vivre des scènes terribles. La profonde douleur de Lam sera exprimée dans ses nombreux tableaux de mère et enfant.
La guerre, autre phénomène marquant
: Lam l'a vécue sur plusieurs territoires successifs. Ainsi, l'enfance cubaine de Wifredo s’était déroulée dans un climat extrêmement troublé et sous le signe de frustrations politiques majeures. L’ile n’y connait qu’une une indépendance limitée par les Etats Unis . Cette indépendance factice est le résultat décevant de la lutte menée depuis des décennies contre l'Espagne coloniale par le parti révolutionnaire, qui était parvenu à réunir les métis afro-cubains, les anciens esclaves noirs et une partie de la petite bourgeoisie éprise d'indépendance. La guerre omniprésente le rattrapera en Espagne, lorsqu'il s'engagera dans les colonnes républicaines pour la défense de Madrid. C'est alors qu'il acquerra vraiment une conscience politique sous l'influence de son ami Faustino Cordon, un médecin qui l'initiera à la pensée marxiste. Il affrontera enfin, une fois encore, la guerre au moment de l'invasion de la France par les troupes hitlériennes et qu'il sera obligé de s'exiler à nouveau..Aussi les fastes du Prado décevront l’artiste à la recherche surtout d’une peinture contestataire capable d'exprimer la violence et l'utopie dont il se sent lui-même travaillé de l'intérieur. Plutôt que de s'attarder devant le spectacle " de la peinture de cour », dont il perçoit la vacuité derrière la beauté des tissus et le brillant des bijoux, il se familiarisera avec les mondes marginaux et fantastiques, entre terreur et millénarisme, des écoles du nord de l'Europe. Le Breughel du Triomphe de la Mort le retiendra particulièrement, comme l'image d'un monde fou de crimes et de douleurs. Il y rencontrera surtout les deux grandes figures de la période troublée de la première Renaissance dans un monde partagé entre la croyance et le doute, tourmenté par les horreurs de la guerre et de la peste: Jérôme Bosch et Albrecht Durer. Chez eux, Lam puisera une interrogation sur le fantastique qui constituera le fondement énigmatique de son œuvre en articulant les forces religieuses des cultes africains et syncrétiques, l’utopie, et le surréalisme.
De cette période espagnole on a signalé plusieurs œuvres caractéristiques.
Par contre d’autres œuvres comme « le paysage de la ventas » ou la « fenêtre » qui n’est pas sans rappeler Matisse, révèlent combien le peintre s'est libéré de l'enseignement traditionaliste. . Le dépouillement, atteint ici sa plus forte rigueur. Le "géométrisme" en arrive même à l'épure. Les courbes et les droites s'y répondent selon une alternance réfléchie. Les différentes composantes du tableau se réduisent à des signes linéaires, que Lam ne craint pas de souligner, d'accentuer. La verticale de la fenêtre à gauche, les horizontales appuyées du balcon, les obliques du carrelage, confèrent à la toile une dimension spatiale, non par les procédés de la perspective traditionnelle, mais par un graphisme qui la symbolise.
L'art de Lam est intraitable, son imaginaire est violent, ses lignes sont des flèches et des angles perçants. Rien d'amène dans l'œuvre qu'il développera à partir de 1942. Dans l'après-coup de toutes les violences du temps, Lam se refuse à toute réconciliation. Et cependant, ce qui prime n'est pas l'aigreur mais plutôt un combat qui se développe sur l'horizon de la justice et de la lutte. Aujourd'hui l'art se trouve placé face aux fleuves de sang répandus par la guerre, à la douleur infinie des camps de concentration, aux morts inutiles dans des nuits sans matins, à la terreur, à la peur, à l'angoisse. Une fois encore, rien ne viendra abolir chez Lam cette prise de conscience tragique et combattante. Ni la paix revenue, ni la révolution cubaine triomphante, ni le confort acquis par un artiste dont la place est désormais reconnue, rien n'altérera la virulence de la blessure, la primauté de la conscience de lutte. De ce point de vue, la chronologie importe au regard de l'évolution des styles figuratifs mis en œuvre, non à celui de l'inspiration qui les nourrit…. JACQUES LEENHARDT OP CITE.
En 1938, Lam quitte l'Espagne pour Paris. Peu avant son départ, il rencontre Helena Holzer, qui deviendra sa femme en 1944. Sa rencontre avec Picasso, dans son studio de la rue des Grands Augustins sera décisive .D’abord dans sa sa petite chambre de l'hôtel de Suède, puis dans son atelier à Montparnasse, il produira à son premier séjour à Paris près de cent cinq peintures.
Le séjour parisien (1938-1941) qui prend la suite de la guerre d'Espagne semble,en effet, placé sous le signe de Picasso, chez qui Lam est introduit par une recommandation de son ami Manolo Hugué. A tous les motifs d'admirer son aîné sur le plan pictural s'ajoutaient les affinités politiques. Picasso défendait la cause des républicains espagnols. Il devait même, accepter la charge de directeur du Prado, et sauver ainsi de nombreux trésors artistiques.
« II est probable que Picasso a trouvé chez Lam la seule confirmation à laquelle il pouvait tenir, celle de l'homme ayant accompli par rapport au sien le chemin inverse : atteindre, à partir du merveilleux primitif qu'il porte en lui, le point de conscience le plus haut, en s'assimilant pour cela les plus savantes disciplines de l'arl européen, ce point de conscience étant aussi le point de rencontre avec l'artiste - Picasso - au départ le plus maître de [ces] disciplines mais qui a posé la nécessité d'un constant retour aux principes pour être à même de renouer avec le merveilleux ».ANDRE BRETON
Le peintre au faîte de sa célébrité, prend immédiatement le Cubain en amitié et l'introduit auprès de ses amis peintres (Braque, Matisse, Mira, Léger), de marchands et de critiques comme Kahnweiler et Zervos, et de poètes comme Leiris, Éluard et Tzara. Dora Maar, alors compagne de Picasso, le présente à Breton, avec lequel toutefois il ne tissera de véritables relations que deux ans plus tard, durant le séjour de Marseille.
J'ai participé à la guerre civile. Cela m'a donné une position critique que je n'avais pas avant. Quand je suis arrivé à Paris, après la chute de la République, je me suis mis à peindre ce qui avait le plus de sens pour moi. Et de façon automatique, comme disent les surréalistes, ce monde est sorti de moi. Cela veut dire que je portais tout ça dans mon subconscient et qu'en me laissant porter par la peinture automatique, à travers ce dessin non pensé où on ne sait pas ce qu'on va peindre, a surgi de moi ce monde si étrange1."
Ce qui d'abord s'impose, dans les peintures exécutées à Paris par Wifredo Lam, c'est l'unité du caractère, si marquée, que l'on peut parler de "série", ou mieux encore d'une "époque". L'enjolivement facile est absent. Le peintre écarte l'anecdotique, le circonstanciel. Il n’y a pas tant des sujets que des thèmes récurrents dont le principal est la maternité.
C'est sans doute autour de la conception du portrait que se situent les enjeux les plus importants des années parisiennes.
Au graphisme revient un rôle capital. Le trait du pinceau, large, appuyé, équivaut parfois à un cerne, cloisonnant les diverses parties. D'autres fonctions lui sont dévolues. Dans le Nu couché de 1939, son épaisseur dans le contour de la partie inférieure du corps, sa légèreté ou son évanouissement sur le contour du haut, donnent une équivalence du volume, du poids de la figure allongée; la signification du volume par un trait plus ou moins accusé, moyen déjà utilisé par Manet dans son Olympia, bannit le trompe-l'œil. Le trait, d'ailleurs, ne se borne pas à définir les formes, il devient une "valeur" en soi, de même qu'il lui appartient d'être, le cas échéant, un emblème de l'espace.
Parentes de certaines images des iconographies anciennes ou primitives ces figures incitent les commentateurs à les qualifier de "'hiératiques". L'adjectif naît spontanément sous la plume. Il leur convient.
Les œuvres de cette époque, montrent donc chez Lam une volonté d'affronter les problèmes de son art.
En 1939, ses gouaches furent exposées aux Péris Galleries de New York, en même temps que des dessins de Pablo Picasso. On a très vite comparé les deux artistes, rapproché leur deux manières (l’interprétation des visages par exemples), voire fait de Lam un simple suiveur de Picasso. Est ce a dire qu’il y a une action directe de celui-ci (en évolution constante lui aussi) sur son ami ? Lam qui avait dit ressenti une véritable « commotion » lors de sa découverte de Picasso à Madrid devait plus tard circonscrire l’influence de l’artiste catalan.
«Mon monde l'a subie, parce que Picasso était le maître de notre temps. Même Picasso fut influencé par Picasso! Mais, en Espagne, quand je peignais des taureaux, je n'avais pas vu les siens. J'avais fait des peintures de style synthétique, tournées vers la simplification des formes, avant de découvrir les siennes. Nos interprétations plastiques se rejoignaient. Le tempérament espagnol, je le connaissais, j'avais vécu, souffert, dans son pays. Plus que d'influence, il faudrait parler d'une saturation d''esprit. Il n'y eut pas d'imitation, mais Picasso pouvait facilement habiter dans mon esprit, rien en lui ne m'était étranger.»
«En revanche, la confiance en ce que je faisais, je l'ai puisée dans son approbation.»
A SUIVRE