Un mauvais rêve si réel

Publié le 25 février 2011 par Les Lettres Françaises

Un mauvais rêve si réel

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« Le sentiment était si fort (ou moi je l’étais si peu) que je montai jusqu’à la porte de l’appartement, fouillai dans ma poche pour y prendre mes clés, et fut tout surpris de ne pas les y trouver. Il me semble que c’est à ce moment précis, alors que je cherchais, sûr de le trouver, quelque chose qui n’était pas là, que je sentis le sol se dérober sous moi et que je me persuadai que c’était moi que je recherchais dans cette poche et que, depuis des semaines, c’était moi qui manquais à l’appel et non mes clés – prise de conscience qui amplifia la vague de désorientation m’ayant assailli. »

Laird Hunt, qui a publié deux autres livres, Indiana, Indiana : les beaux moments obscurs de la nuit et Une impossibilité (tous deux chez Actes Sud) a écrit un roman hypnotique que son narrateur, Henry, traverse dans un vertige pareil à celui qu’il décrit là. Les circonstances pour le moins troublantes de sa rencontre initiale avec Mr Kindt vont déterminer la qualité des relations qu’elle engendre. Informé par une ravissante et  récente connaissance baptisée Tulip de l’opportunité de ‘visiter’ l’appartement d’un excentrique vieux monsieur, c’est finalement Henry qui se retrouve pour la première fois piégé, ferré puis relâché par Mr Kindt, pour mieux le faire revenir. Parallèlement, dans un hôpital, le même Henry divise son temps entre les rendez-vous avec sa thérapeute, le D. Tulp et l’un de ses voisins de chambre, Mr Kindt, qui n’est chaque fois, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Tout le récit de Hunt est pénétré de ce caractère « de rêve étrange et pénétrant », mais l’harmonie a cédé la place au délire, à un flot de conscience au débit irrégulier, dont le sens ne parvient plus à se faire entendre que confusément, en dépit des glissements, des errements, des faux pas de l’esprit. Henry sera tour à tour abandonné, recueilli, trahi, assassiné, sauvé à nouveau, puis reperdu pour de bon, sans qu’il puisse en être parfaitement sûr, sans que la réalité ne soit rien qu’un lointain mirage.

Comme dans les mauvais rêves, les obsessions affluent à la surface et se retirent incessamment. Un tableau de Rembrandt y sert de matrice : La leçon d’anatomie du Dr.Tulp, peint en 1632, lors d’une dissection devant la Guilde des Chirurgiens d’Amsterdam du cadavre d’un criminel exécuté : un nommé Aris Kindt. Les références au roman de W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne, qui discute également ce tableau, viennent enrichir ce thème. La dissection du corps du premier homonyme revient hanter Henry sous diverses formes : le Dr Tulp de l’hôpital lui enfonce son stylo dans la poitrine, il se voit en poisson disséqué au scalpel sur un paillasse de laboratoire, comme ces harengs que Mr Kindt affectionne tant… Hunt laisse ainsi des indices au lecteur, qui ferait bien pourtant de se méfier jusqu’au bout. Car, en anglais, une fausse piste se dit « red herring » : un hareng rouge, comme ceux que l’on utilisait pour détourner le flair des chiens de meute… Et si Henry est incapable de reconstituer avec cohérence la trame de son aventure, c’est qu’elle est conçue comme une toile d’araignée : son motif ne peut être lu par la proie qui s’y empêtre.

La vulnérabilité d’Henry, ou bien sa pure folie, noyée dans la brume des médicaments, est exploitée par Mr Kindt et ceux qui pourraient bien être ses âmes damnées en même temps que ses bourreaux. Le récit de Hunt, captivant de bout en bout, n’a pas pour but un dénouement ou une révélation. Des souvenirs de sa vie passée, sa vie d’avant la rencontre avec Mr Kindt, il est impossible de reconstituer les détails, l’histoire précise de ses conditions matérielles, de son histoire familiale, mais seulement d’en évaluer l’importance, la gravité, aux traces qu’elles ont laissées dans son esprit. Tout est parasité par le long cauchemar qui a été traversé une première fois, et dont le caractère d’horreur vient du fait qu’il se prolonge de lui-même, rejoué sans fin par l’inconscient malmené.

Sébastien Banse

New York n°2, Laird Hunt, traduit de l’américain par Barbara Schmidt, éditions Actes Sud, 2010, 284 pages, 22 euros.