Un fantôme d’honneur ?

Publié le 27 février 2011 par Jlhuss

Au port d’Ostie, l’équipage s’affairait sur le navire qui devait remporter Marcus Atilius Regulus à Carthage, vers sa loyauté, vers sa mort. Une foule se pressait dans ses pas pour essayer encore de détourner le général de son austère devoir.

-Prends garde, Atilius, argumentait un sénateur, tu atteins la limite où la vertu se perd. Et qu’est-ce que l’honneur en face d’un peuple perfide ?
-Une vertu qui se limite et  craint de se perdre, répondait Regulus, ce n’est plus une vertu, c’est une habileté. Et quand vaudra l’honneur, dis-moi, si ce n’est pas face aux perfides ?
-Tu crois sans doute, Regulus, que la noblesse de ton geste les fléchira ? qu’ils t’épargneront ? Ne rêve pas, ton supplice se prépare. Ils savent déjà qu’au lieu de nous prêcher le compromis comme il était convenu, tu nous as convaincus de ne rien céder. Je les entends clouer le coffre où ils t’enfermeront… Ta vie nous est précieuse ici, Marcus. Reste.
-Ami, dit Regulus, ma parole est donnée, je dois retourner à Carthage.

Un marin avait relevé l’ancre et s’apprêtait à déployer la voile, quand Regulus aperçoit sa femme  fendant la foule :

-Songe, implorait l’épouse, que tu laisses une veuve sans secours, sans amour, sans espérance. En poussant si loin la droiture, Marcus, que fais-tu de notre bonheur ?  N’est-il pas ton devoir aussi ?
-Est-ce qu’un bonheur honteux te réjouirais ? répondait Regulus. Aux heures de plaisir, ma chère femme, tu penserais : voilà un mari bien rieur, tandis que des hommes de l’autre côté de la mer avaient cru en sa gravité !
-Ils vont  surtout rire de te voir de retour. Sans pitié, dans le coffre de ton supplice ils feront  planter des poignards… Marcus, j’ai besoin de ton bras. Reste.
-Femme, dit Regulus, ma parole est donnée, je dois retourner à Carthage.

Un marin ôtait la première amarre, quand Regulus voit s’avancer ses enfants :

-Père, s’écriaient-ils en chœur, comment grandirons-nous sans ta force et ta tendresse ? Qui nous racontera Brutus, Clélie, Scaevola, le soir avant de nous endormir ?
-Ma force, enfants, répondait Regulus, c’est en ce moment que je la montre, c’est sur ce quai que je suis digne de nos héros et de votre tendresse.
-Qui nous apprendra, père, à tenir le glaive du combat au champ de Mars ? l’épieu de la chasse dans les forêts d’Ombrie ?
-Enfants, l’ennemi et la bête sauvage sont d’abord en nous : contre eux, nos armes  acérées.
-Qui nous dira comment tenir la bride aux chevaux, les lancer adroitement dans la carrière, ne pas crier quand on en tombe ? Père, père, ils t’enfermeront dans le coffre tranchant du supplice. Nous n’aurons que nos yeux pour pleurer. Reste.
-Enfants, dit Regulus, ma parole est donnée, je dois retourner à Carthage.

Regulus s’engageait déjà sur la passerelle, impassible au dehors, dévasté au dedans d’un feu de peine infinie, quand sa mère le retient par le bras  :

-Fils, je t’aurais mis au monde pour cette fin ? Maudit le ventre qui t’a conçu, maudit le flanc qui t’a porté, le sein qui t’allaita, si c’était pour un tel malheur !
-Ô mère, répondait Regulus, ton malheur serait-il plus léger si tu devais penser : Mon fils est un parjure ; Carthage, qui s’est emparée de lui,  l’envoie plaider à Rome la restitution des captifs contre sa propre liberté ; il jure de revenir en cas d’échec ; il prêche le contraire  comme seul profitable au peuple romain ; et voilà que soudain, fléchi par nos prières et ses désirs, il renverrait lâchement le bateau vide et choisirait de rester ici en infâme ! C’est pour lors, mère, qu’il te faudrait maudire ton sein, voiler ton front pour en cacher la honte.
-Non, non, mon fils, c’est un fantôme d’honneur que tu opposes à tes devoirs de fils, de père et de mari, comme au service de ta patrie. Il faut croire que la mort a pour toi des charmes. Eh bien, je ne tarderai pas à t’y rejoindre : comment survivre au rapport qu’on viendra  bientôt me rendre de ton supplice : le coffre hérissé de poignards dévalant le ravin jusqu’à la mer, jusqu’aux rochers où se fracasse avec lui mon fils, héros d’orgueil, insensible au chagrin des siens.
-Mère, mère, je t’en supplie, ne me tente pas, n’afflige pas un cœur moins dur que tu ne crois. Ma parole est donnée, je dois retourner à Carthage.

Le général s’arrache aux mains qui veulent le retenir, monte à bord, se dérobe à la vue sans un signe ; on retire la passerelle, et le soupir de la foule se confond avec l’ahan des rameurs.

Arion