Combien de temps?

Publié le 28 février 2011 par Joseleroy

Combien de temps ? (30)

  

 


J'ai acheté une raquette de tennis, deux balles jaunes, une sacoche, et je suis allé directement faire une heure de mur.

C'est la première fois que je tiens une raquette de tennis. Enfin non, pas exactement : j'ai bien dû me saisir une fois ou deux de la raquette en bois ("petit tamis") de mon père lorsque j'étais enfant, mais je ne n'avais jamais frappé dans une balle. Je n'ai pas eu de grande surprise : l'impression est celle que j'imaginais. Par contre mon cœur s'est emballé plus vite que je n'aurais pensé, me rappelant que ça fait pas mal de semaines que j'ai arrêté de courir et de faire des exercices...

Encore une fois le plus amusant est de réaliser, face au mur, que la balle revient vers personne, vers rien d'autre qu'un grand vide autour duquel s'agitent des petits bras volontaires. De même, si je sens mon cœur battre la chamade, je serais bien en mal de le localiser — du reste c'est le dernier de mes soucis. Il fait beau, l'air est frais, je suis en forme, un oiseau chante non loin, le tableau sans toile est tout à fait charmant, merci petit Jésus.

  

Je me suis aperçu récemment que je ne lève presque jamais le regard plus haut que le haut des immeubles. Ce qui signifie que j'observe très rarement le ciel. (Il faut dire que comme à Paris l'horizon est barré de toutes parts, il faut lever considérablement la tête et la basculer en arrière pour voir le ciel, ce qui n'est pas confortable du tout — surtout quand on a subi comme moi une rupture d'anévrisme cervical qui a failli me coûter la vie, hum.)

Par contre j'observe beaucoup le sol en marchant.
Je l'ai observé ces derniers temps avec une attention très particulière pour la raison qu'il y a un mois j'ai acheté sur un coup de tête un paquet de cigarettes ; que je l'ai fumé — moi qui ne fume pas — avec une compulsion de drogué ; comme la cigarette me fait immanquablement tousser la nuit, il était exclu d'acheter un nouveau paquet ; j'ai alors décidé que, si je voulais fumer à tout prix, je n'avais qu'à ramasser des mégots par terre, histoire de toucher le fond sordide de la dépendance et d'accélérer la prise de conscience du caractère dégradant de la cigarette. 

C'est ainsi que je me suis retrouvé à me promener avec un petit cutter en poche, afin de couper d'un centimètre le filtre des mégots que je recueillais. Je me souviens d'avoir croisé plus d'un regard dégoûté en me voyant opérer. J'étais moi-même parfaitement dégoûté, bien sûr, tout en m'en réjouissant, puisque je savais que ce dégoût allait m'aider à me défaire rapidement de l'envie de fumer.

Assis à faire des ronds de fumée, j'aurais aimé qu'on me demande une cigarette : j'aurais alors pris plaisir à répondre : « — Ah non désolé, c'est juste un mégot que je viens de ramasser par terre. » Et voir la tête.

Pour que cette ouverture au centre reste confortable (non angoissante), pour ne pas que je m'y abîme avec vertige, il faut que j'y maintienne la conscience de mon corps. Qu'il soit relaxé ou non n'est plus un problème. Il suffit que je sois conscient de sa présence en restant à l'écoute des sensations : chaleur, fourmillements, tensions diverses, densité, impression de creux, de mou, de spongieux, etc. Ces sensations étant sans cesse changeantes, l'abandon de toute image fixe de mon corps s'impose — pour ne pas le brimer, pour lui laisser tout loisir de se métamorphoser à sa guise. Par exemple sa taille varie considérablement, d'une minute à l'autre, en fonction des tensions auxquelles il est nécessairement soumis pour accomplir le moindre geste. Il passe de nain à géant sans ciller.

En m'allongeant sur le canapé, il peut en revanche se relâcher complètement. Il se fait alors très léger, très discret — même s'il s'étale au premier plein et occupe une bonne partie de mon champ visuel comme un nabab vautré dans l'abandon.

Je le perçois au même titre que n'importe quel autre objet du monde. Il se trouve juste qu'il est constamment au tout premier plan : c'est mon paysage le plus familier.

Anne, Anne, n'entends-tu rien venir ? Le monde est en marche vers la joie !

Oui, je t'ennuie avec mes élucubrations. C'est agaçant à entendre, je sais bien. Je ne vais pas en faire une fixation, promis. Dès demain je passerai ça sous silence, et je poursuivrai ma route comme si de rien n'était — "n'ayons l'air de rien", tu te souviens ?

(Oh, tu as vu ? Les fleurs de Dominique tiennent encore le coup. C'est incroyable, non ?)

Combien de temps ? (27)

  

C'est amusant comme tout, je ne m'en lasse pas.

Mon corps avance de lui-même, très sûr de lui malgré le mode ouverture maximale de mon regard : je ne vois plus à travers mes yeux — ces deux petites fentes — mais au travers d'une seule trouée gigantesque.

L'avenue Daumesnil n'en mène pas large.

Je la remonte jusqu'à la place Félix Éboué. Arrivé là, les lions m'accueillent fièrement comme un des leurs. Je me retiens de leur lancer un rugissement et me contente de faire le tour de la place en les fixant longuement. Puis je redescends l'avenue Daumesnil (magnifique magnifique), et j'arrive tranquillement à l'appartement, confortablement installé dans ma superbe loge.

Je peux maintenir l'ouverture tout en marchant, c'est formidable ! Les rues s'ouvrent devant moi — je ne saurais dire si je les avale dans mon grand vide ou si c'est le grand vide qui les crache, mais c'est magnifique et très drôle. Les bâtiments n'ont plus la même taille —  je les perçois comme des maisonnettes pour enfants. Au fur et à mesure que j'avance, le monde semble se glisser de par et d'autre pour se dissoudre — les platanes notamment. Tout ça est très étrange et follement gai.


Liberté, liberté jolie ! Ah ah !

Paris, à nous deux maintenant !

 

Combien de temps ? (25)


Je suis revenu sans grand espoir sur le banc de la fumette terrassante. Je sais qu'on ne vérifie pas une expérience en refaisant le même chemin  il faut en trouver d'autres et vérifier ailleurs. Mais retourner sur ce banc est une façon de marquer symboliquement mon envie de retrouver la vérité que j'ai clairement vue ici l'autre jour.

Bien avant d'avoir goûté à la moindre drogue (à l'époque je ne buvais même pas de café), et bien avant de rencontrer le yoga, la méditation et tout le tralala, j'ai compris intuitivement, dès les premières pages, que tout ce que Aldous Huxley rapporte de la  philosophia perennis dans Les portes de la perceptionétait la vérité vraie, éternelle et révolutionnaire.

Pour faire vite, pas de surprise : nous vivons à partir d'une illusion. Si on est très attentif à ce qui se passe avec la perception, on peut faire tomber cette illusion en un claquement de doigts et remettre les choses à leur vraie place.

Bon. Comme je surchauffe un peu sur place, je préfère quitter le banc et marcher vers la grande place de la Foire. J'y retrouve mon autre banc favori, face aux trois grands arbres. Là je me détends, je respire, personne ne me voit, je suis seul au monde pour tenter de comprendre le monde.

Mais avant de me tourner vers le monde, il faut me tourner vers moi, ou plus exactement vers ce qui se passe ici, du côté subjectif.

L'autre fois j'avais vu clairement (et longuement) qu'il n'y a personne de ce côté-ci. En lieu et place d'un moi misérable, il y a en fait qu'une grande ouverture sur le spectacle du monde

J'avais beau chercher, je ne trouvais rien — rien que le silence. J'ai pensé alors : ce silence et ce vide sans fond à l'arrière-plan de moi-même et de tout, c'est ce que je suis réellement, c'est impersonnel, c'est la conscience éveillée. Elle est tantôtconscience de quelque chose — quand un objet se présente à elle (sensation, perception, pensée, divers objets du monde lui-même dans son infinie variété) —, et tantôt conscience sans objet — conscience de rien de particulier. 

J'avais remonté le chemin de la perception jusqu'à la perception elle-même. Et la source était là (où elle toujours) : au-dessus de mes épaules, où le regard ne perçoit plus rien de moi. Le monde en sort, un peu comme un film sort d'un projecteur (sauf que le projecteur est immatériel et qu'on ne peut pas le percevoir lui-même).

C'est exactement ça : si je remonte le sens ordinaire de la perception comme un saumon déterminé remonte la rivière, j'arrive au seuil de la perception.

Tout ça peut paraître d'autant plus fumeux que j'avais bel et bien fumé... Pourtant il s'agit de l'évidence la plus simple qui soit — aussi simple et fulgurante qu'un pet clair une nuit de pleine lune. 

La seule difficulté est de vivre sciemment à partir de là, d'instant en instant.

Je compte m'entraîner sérieusement.