The Slip by Nine Inch Nails

Par Lephage


image de rob sheridan
Précédent : GHOSTS I-IV.
00.
Je dédie cette note aux innombrables bloggers acéphales atteints de logorrhée verbale, qui parlent à tort et à travers de ce dont il ne comprennent goutte, aux apprentis réacs boutonneux qui s'imaginent trouver ici, parce qu'on y évoque la théologie, la mystique, la Bible et Abellio, un espace de plus à annexer à leur cause; aux clones de Steiner qui jettent depuis les hauteurs saintes de leur tour universitaire un regard condescendant au rock et à la culture populaire. Je dédie cette note à tout les grands critiques musicaux incapables de tracer une clef de sol, donner la tonique d'un morceau ou manipuler un logiciel de musique qui ont assassiné l'album de Reznor parce que, eux, les chers petits ignares, n'ont pas aimés; à touts les grands intellectuels qui ont diagnostiqué derrière The Slip un coup commercial parce qu'il est gratuit. Je pense bien évidemment à touts les envieux, les idiots, les incapables et les inaptes qui polluent le Réseau de médiocres crachats verdâtres en quoi consiste leur seul talent ; je n'oublie pas, bien entendu, les analphabètes adeptes du SMS, les indigents de la matière grise et autres squatteurs de forums ayant décrétés l'abolition de l'ortografe (lol) et de toute forme de pensée, car, après tout, pourquoi soigner son style quand on dispose d'une multitude de smileys pour en tenir place ?
01.
On entend souvent dire par les bonnes gens que les drogués se cament pour remplir un vide dans leur être, un manque de leur existence. Je l'ignore, n'étant pas moi-même accroché à quelconque substance, mais il me semble que loin de remplir l'être, la drogue le vide et l'épuise, le rince si l'on veut. Quoiqu'il en soit, Trent Reznor, l'homme derrière NIN, n'a jamais vu sa production si pleine, si suivie et si remplie que depuis sa désintoxication, à croire définitivement que l'addiction empêche de remplir et saturer comme il convient son existence. (Production de Niggy Tardust, l'album de Saul Williams, Year Zero divulgué via un ARG démentiel, Beside You In Time, Ghosts I-IV et maintenant The Slip.)
02.
Ce qui marque à l'écoute de l'album, c'est l'extraordinaire unitée de ton. Si With_Teeth a autant déçu, c'est peut-être surtout parce qu'il manquait de cette liaison qui faisait de The Downward Spiral et de The Fragile des albums et non pas simplement des recueils de chansons, de la même façon qu'un roman n'est pas qu'une collection de chapitres, mais une histoire. Le liant de The Slip c'est le son noir des batteries et des guitares. Pas ou peu de mélodies, une ambiance assez terne, harmonique plus que mélodique, savamment arythmique, moins expressionniste comme a pu l'être la Spirale que rigoureusement monochrome. De ce point de vue, les illustrations abstraites de Rob Sheridan conviennent parfaitement. Les batteries cognent, syncopées, dans un savant mélange entre matière granuleuse des instruments et programmations aux textures synthétiques; les guitares grincent et ronflent, les drones grognent, pures vibrations bruitistes; le studio vibre de toute la puissance des pédales, potentiomètres et interfaces MIDI. C'est la musique de l'électricité qui fait vivre les instruments des autres que Reznor manipule directement. Sa musique est comme l'écorché d'un son dont les autres ne caressent que l'épiderme. 
03.
La musique : le moins subjectif de touts les arts, dit Abellio, sans doute parce que pour l'auditeur il est trop captivant, trop dionysiaque pour ramener à soi, il dilue trop le moi dans sa passion. Quant au compositeur, il ne crée par là qu'un art d'enveloppement, une forme qui vise à être ample plutôt qu'intense. C'est un art du monde et qui fait plonger dans l'extériorité. De ce point de vue, la monochromie des sons de The Slip est une bonne nouvelle : ternes, obscures, ils laissent se déployer pour elle-même la voix de Reznor. Ils ne sont pas la texture fascinante et indéfinie de la Spirale, mais dans leur retenue et leur obscurité, le plus subjectif ressort : le chant y est la mélodie. Les remarquables avancées vocales de With_Teeth trouvent enfin la musique qui leur convient. La voix, tour à tour dure, caressante, posée, chantante, n'est plus entravée par l'électronique douceâtre du disque aux dents.
04.
Il y en a pour regretter que Renor publie à un rythme désormais si rapproché. Il s'imaginent que la création est affaire de temps alors qu'elle est relative au moment et à l'opportunité. Il est des périodes de trous, d'autres de plein. 2007 en fut une. Facile, sans remise en cause, disent certains. Ils n'ont qu'à produire une musique similaire, grand bien leur fassent. Le croisement plus que le mélange, des basses et des lignes de batteries, le chant parfois à contre-courant, les sonorités qui s'y accordent ou qui viennent trancher n'ont rien de faciles et rien de rebattus. Certes Reznor sonde sur place et approfondi plus qu'il n'innove. Après l'expérience Ghosts, rien de plus normal et de plus légitime. Il est de toute manière du devoir d'un musicien d'épuiser jusqu'à la corde ses sons, ses rythmiques, ses harmonies. Et puis, franchement, The four of us n'a rien de déjà vu. Les instrumentales d'avant Ghosts n'ont plus rien à voir avec ces textures travaillées et fouillées, beaucoup plus musicales et moins figuratives que les autres.
05.
Et d'autres de prétendre le travail bâclé. Les finitions imparfaites, le mixage arrêté à mi-parcours. Question : si l'aspect brut, le manque d'ultime finition était justement l'ultime finition, le bruit que le peintre ajoute à la lumière et aux matières, le non-fini du Balzac de Rodin, l'imperfection que les moines zen jugent indispensable à la beauté, à une estampe réussie ? Ce monochrome est finalement fait d'une peinture appliquée au couteau en large bandes aux bords crénelés, à la surface brouillée et grelée de cratères, tavelée par le geste et la matière. The Slip c'est Soulage à LA.
06.
Alors noir, noir est The Slip. La couverture dit tout, la plongée dans l'obscurité de l'âme, le long glissement dans les ténèbres intimes. J'aime Reznor parce que loin de ne trouver derrière sa musique qu'un musicien, on découvre un homme. Alors que la plupart des hommes ne sont que des idées, et encore, vulgaires. Ils se résument à leur parti-pris, leur camp, leur domaine. Parcourir la Toile est à cet égard particulièrement pénible. Chacun ne voit le monde que par le petit bout de sa lorgnette personnelle. Un tel Dieu, qu'il voit partout et même où Il n'est pas. Un autre le roman noir, un autre l'écologie, un autre la droite, un autre l'anticapitalisme. A chacun sa spécialité. Qui le manga hentaï et qui les sécrétions buccales des fourmies rouges. Chacun cultive sa petite pensée personnelle, à des milliers de lieu de des exigences d'universalité (quant à la raison) et de singularité (quant à l'existence) qui font la gloire de la pensée européenne telle qu'elle a germée chez les Grecs. Reznor explore la moiteur intime, certes parfois peu reluisante, que recèle toute vie en ce monde, il explore le monstre qu'il nourrit et le dissèque et l'expose; et il est toujours plaisant de voir un compagnon de route sur les sentiers de l'angoisse - qui parfois peu s'inverser, durant un moment subit et inattendu en instant de grâce, éruption de calme, de paix et de beauté.
07.
On dirait Reznor en quête de simplicité, d'épure, d'une ligne musicale de plus en plus sobre. Génie des illustrations à cet égard. Si Ghosts avait déjà cet aspect graphique, évoquant par ses superpositions et ses assemblages, les calques et les masques de calques des logiciels de graphismes, l'érosion et la dégradation des pixels, The Slip se résume presque à une ligne : ligne des batteries sur fond de guitares brumeuses, ronflantes, à la couleur sonore indéfinie, grise, poudrée, rugueuse parfois sur lesquelles se détache avec netteté un chant aussi maîtrisé que pouvait l'être celui de With_Teeth.
08.
The Slip, donc, à télécharger gratuitement
ICI.