Tentative de vade-mecum des révolutions arabes

Publié le 04 mars 2011 par Sylvainrakotoarison

Deux pays sont déjà à peu près sur la bonne voie, la Tunisie et l’Égypte. Un autre, la Libye, subit la terreur temporaire d’un dictateur jusqu’au-boutiste. Et les autres suivent… Rien ne peut arrêter les peuples qui ont soif de liberté. Petit guide très modeste pour une transition démocratique idéale et un processus constitutionnel rationalisé.
Alors que la Libye est meurtrie par la répression acharnée de Mouammar Kadhafi pour se maintenir au pouvoir (on parle d’au moins six mille morts depuis mi-février 2011 et le procureur de la Cour pénale internationale va faire une enquête), les deux pays où les révolutions ont réussi à faire partir leur dictateur, la Tunisie (le 14 janvier 2011) et l’Égypte (le 11 février 2011), ont encore beaucoup de mal à gérer leurs institutions.
Des gouvernements qui tombent sous la pression du peuple

En Tunisie, après plusieurs morts dans des manifestations violentes, le gouvernement de transition dirigé par Mohamed Ghannouchi, dernier Premier Ministre de Zine Ben Ali, a démissionné le 27 février 2011. Son successeur Béji Caïd Essebsi (84 ans) fut un Ministre de l’Intérieur puis de la Défense et enfin des Affaires étrangères de Bourguiba et connaît particulièrement bien les questions de sûreté nationale.

En Égypte, comme je l’imaginais le 1er mars 2011, le gouvernement de transition d’Ahmed Chafik, nommé par Hosni Moubarak le 31 janvier 2011, a lui aussi démissionné le 3 mars 2011 sous la pression populaire, pour éviter des rassemblements violents le jour de la prière, ce vendredi 4 mars 2011.

C’est Essam Charaf (58 ans) qui devient le nouveau Premier Ministre égyptien. Ancien ministre technique de Moubarak, ingénieur et professeur à l’Université du Caire, il avait participé aux manifestations place Tahrir. Si sa nomination a été généralement bien accueillie parmi les révolutionnaires (qui ont applaudi place Tahrir), d’autres y voient un homme de paille des militaires qui n’a aucune vision politique et qui serait là pour protéger d’autres intérêts…

Pour l’anecdote, l’un des ministres nommés le 31 janvier 2011, le fameux docteur Zahi Hawass, Ministre des Antiquités égyptiennes, avait envisagé de démissionner pour protester contre l’absence de policiers sur les sites archéologiques dont il a la responsabilité (En fait, Zahi Hawass vient de démssionner du gouvernement).

Les deux pays ont donc cherché à mettre en place un gouvernement de transition qui ne soit plus issu du dictateur déchu. C’est la première étape d’une transition qui se cherche.

Un processus démocratique qui se cherche

La Tunisie a finalement renoncé à la tenue d’une élection présidentielle et a décidé d’organiser l’élection d’une assemblée constituante pour le 24 juillet 2011, ce qui me paraît très prometteur.

Cette élection a été annoncée par le Président tunisien par intérim Fouad Mebazaa (77 ans) le 3 mars 2011 souhaitant une Constitution qui soit « le miroir des aspirations du peuple et des principes de la révolution ». Fouad Mebazaa, qui a décidé d’assumer ses fonctions au-delà du 15 mars 2011 (date en principe de la fin de l’intérim prévu par l’article 57 de la Constitution actuelle), a par ailleurs décidé de faire rédiger un nouveau Code électoral par une commission indépendante représentative des partis politiques et de la société civile.

L’Égypte, quant à elle, voudrait soumettre à référendum un changement constitutionnel dès le 19 mars 2011, ce qui me paraît beaucoup trop tôt, puis organiser des élections législatives en juin 2011 puis une élection présidentielle six semaines plus tard. Sans doute les "résidents" de la place Tahrir vont réclamer la manière tunisienne, à savoir l’élection d’une assemblée constituante pour remettre à plat les institutions politiques de manière apaisée.

Les transitions démocratiques sont toujours difficiles à conduire car c’est l’urgence et l’impréparation qui souvent en sont les principaux moteurs.

Vade-mecum

En ayant à l’esprit la sortie de la Seconde guerre mondiale de la France, voici très modestement un petit mode d’emploi que je soumets aux révolutionnaires pacifiques.

1. Après la démission du dictateur en place, nomination d’un gouvernement apolitique non issu du dictateur déchu qui aurait en charge non seulement les affaires courantes mais aussi la transition démocratique, à savoir l’organisation matérielle et politique des consultations électorales (liste électorale, assesseurs, sincérité des scrutins, commission de contrôle etc.) et la mise en place de partis politiques librement créés.

2. Après une période de quelques mois (permettant à tous les partis de se structurer), élection d’une assemblée constituante chargée uniquement de rédiger puis d’adopter une nouvelle Constitution. Son mandat doit être de brève durée (quelques semaines ou quelques mois), et aboutir à un référendum pour faire adopter les nouvelles institutions.

3. En cas de succès du référendum, élections législatives dans un premier temps, et éventuellement (si la nouvelle Constitution le prévoit), élection présidentielle par la suite. En cas d’échec du référendum, élection d’une nouvelle constituante pour rédiger une autre Constitution.

C’est ce qu’il s’était passé en France : élection d’une assemblée constituante le 21 octobre 1945 (le caractère constituant de l’assemblée a été adopté le même jour par référendum), rejet du projet constitutionnel le 5 mai 1946, élection d’une nouvelle constituante le 2 juin 1946, adoption de la nouvelle Constitution (celle de la IVe République) le 13 octobre 1946, élections législatives le 10 novembre 1946, et enfin élection présidentielle le 16 janvier 1947 (au suffrage universel indirect). La transition démocratique aura duré près deux ans et cinq mois (du 25 août 1944 au 16 janvier 1947).

Le modèle du début de la IVe République me paraît d’ailleurs plus pertinent que celui de la naissance de la Ve République dont le contexte était à la fois très particulier et beaucoup moins dramatique.

4. À la fin du processus, le pays aurait alors une Constitution démocratiquement approuvée par le peuple, des parlementaires et éventuellement un Président directement et librement élus par le peuple et enfin opérationnels et légitimes pour réaliser les grandes réformes économiques et sociales attendues par la population.

Évidemment, l’idéal est souhaitable mais n’est pas forcément ce qui se déroulerait. Par exemple, que se passerait-il si un parti islamiste, partisan de l’instauration d’une république islamiste, réussissait à conquérir la majorité de l’assemblée constituante ? Cette question a justement justifié et fait durer toutes les dictatures dans les pays arabes avec l’appui des pays dits occidentaux. La démocratie présente toujours le risque de faire venir au pouvoir des antidémocrates. Aux peuples libres de choisir de manière éclairée…

Non ingérence extérieure

Dans tous les cas, il me semble indispensable qu’aucun pays extérieur ne puisse s’ingérer dans ce processus démocratique, à l’exception, peut-être, d’observateurs indépendants qui garantiraient la régularité et la sincérité des différents scrutins.

Il me paraît également nécessaire que les projets de nouvelle Constitution soient basés sur la spécificité du pays en question et ne prennent pas systématiquement modèle sur le droit constitutionnel de pays qui ont une longue tradition démocratique (comme la France, les États-Unis ou le Royaume-Uni), comme cela s’est passé dans beaucoup de pays africains après la décolonisation.

Sans faire d’ingérence, je pense qu’il serait sans doute raisonnable d’imaginer un régime de type parlementaire (comme en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ou même en Turquie ou en Israël) qu’un régime de type présidentiel (comme aux États-Unis, en France ou en Russie), car il aurait l’avantage d’empêcher une dérive trop personnelle du pouvoir.

Nouvelle vague

Le vent de liberté qui s’est levé sur le monde arabe ne pourra pas s’arrêter. Après la Tunisie et l’Égypte, la Libye, probablement le Yémen, puis Barhein, l’Algérie, le Maroc, la Jordanie, peut-être la Syrie, même Oman pourraient se transformer en régimes plus démocratiques, ou plutôt, plus ouverts à la volonté populaire, avec des processus propres à chacun de ces pays.

C’est une nouvelle vague de démocratisation qui a déjà eu des précédents, avec une première vague en Europe du Sud au milieu des années 1970 (Espagne, Portugal, Grèce), puis dans les années 1980 avec la mise en place de démocraties en Amérique latine (seul le Venezuela pourrait prêter à la critique à cause de l’autoritarisme d’Hugo Chavez), puis au début des années 1990, après la chute du mur de Berlin et la fin de l’Union soviétique, toute l’Europe centrale et orientale.

La décennie des années 2010 commence avec ce vent de liberté chez les peuples du monde arabe (ou du monde musulman si je rajoute l’Iran dont la répression est terrible).

Retour en Europe ?

Certains dirigeants européens y voient là d’abord un grand danger électoral par l’éventualité d’une immigration massive vers l’Italie et la France.

J’y vois au contraire une opportunité extraordinaire de résoudre ce "problème" d’immigration si ces révolutions pacifiques et non violentes en cours sont encouragées et gagnées : quand tous les pays du Maghreb (zone d’origine majoritaire de l’immigration en France) deviendront des démocraties véritables, la liberté entraînera la prospérité économique et réduira les flux migratoires.

Les révolutions arabes comme un grand bouleversement un an avant l’élection présidentielle française de 2012 : c’est ce qu’il s’était déjà produit juste avant l’élection présidentielle de 2002 avec les attentats du World Trade Center. Aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’après les maladresses cacophoniques de Michèle Alliot-Marie, la France ait saisi tout l’intérêt à tirer de ces grands changements internationaux.

Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (4 mars 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Faut-il intervenir en Libye ?
Et si l’on écoutait Michel Rocard ?

(Illustrations. 2
e : place Tahrir le soir du 10 février 2011 ; 3e : "Le Chat" de Philippe Geluck)




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