Peut-on aimer une morte ?

Publié le 05 mars 2011 par Popov

Une critique d'Isabelle Roche

 


 Telle une nouvelle Ophélie — version aérienne cette fois — une jeune fille se jette dans le vide du haut d'une falaise. Son prénom, Ludivine, apporte l'ultime nuance apocalyptique à cette image angélique dont la grâce diaphane, pourtant, vole vite en éclat sur l'écueil du « sourire niais d’une groupie rencontrant son idole »et du cadavre « gisant au bas de la falaise ». C'est ce décalage grinçant, appuyé par le subtil glissement du narrateur — une troisième personne omnisciente sondant l'intériorité de la suicidée devenant « je »qui donne le véritable « la » de ce texte inclassable, ni tout à fait cynique, ni tout à fait nostalgique, porté par une dynamique du morcellement — à l'oeuvre toujours par-delà le carnet spiralé où « je » note tout ce qui concerne Ludivine, le mur-dazibao de la chambre aménagée pour la jeune fille...Bribes en effet que les morceaux de monde ramassés ici et là

par le narrateur dans le bar et les salles d'attente en leur faisant cracher leurs traits les plus absurdes ; bribes toujours que les informations collectées sur la défunte... Et en parfait réceptacle de la tension entre éparpillement et concentration, le narrateur se livre à de longues parties de Tetris, empilant indéfiniment — et toujours plus vite les inexorables petites briques...

Il y a quelque chose de meuble et d'incertain dans ce texte qui se situe à la croisée de la folie et de la normalité, de la veille et du sommeil, du rêve et de la réalité-là où se résolvent les paradoxes comme celui qui pousse le narrateur à se rendre sur la tombe de Ludivine tout en aménageant une chambre rien que pour elle et à lui ramener une pizza.

« Peut-on aimer une morte? » n'est ni une histoire d'amour ni le cheminement d'un fou, c'est la mise en mots d'une certaine manière d'être au monde, vécue par un « je » au fond peu sûr de sa propre essence et qui n'atteint un semblant de consistance qu'en reconstruisant pièce à pièce la présence à ses côtés d'une parfaite inconnue croisée le jour même où celle-ci choisissait de mourir. Consistance existentielle qui n'est pas seulement imputable à la place que cette reconstruction va occuper dans la vie du narrateur — place qu'une passion ordinaire se contenterait d'occuper tout entière —, mais aussi à la nouvelle attitude qu'elle conditionne chez celui-ci : il n'est plus « sur le seuil » des choses ou des gens, mais beaucoup plus loin, là où le vernis des apparences se craquèle. Une telle plongée paradoxalement suppose une mise à distance, un retrait , pour atteindre à une forme exacerbée de lucidité. Lucidité qui semble conduire à la folie, dont les incursions croissantes de l'univers télévisuel, se fait la métaphore grimaçante, tour à tour bruyante ou silencieuse. À moins que la lucidité ne soit elle-même folie...

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