Au pays des hommes, de Hisham Matar

Par Benard

Le crime des pères

ParCharif MAJDALANI

2011 - 03

Au pays des hommes est un roman libyen de langue anglaise pour lequel son auteur, Hisham Matar, a failli obtenir l’an dernier le Booker Prize, la plus prestigieuse récompense littéraire américaine. Avec ce premier ouvrage, Hisham Matar ajoute en effet un titre remarquable à la littérature arabe anglophone, après les œuvres du Soudanais Jamal Mahjoub ou de l’Égyptien Shérif Hetata. Mais avec ce livre, l’auteur rejoint aussi la longue liste des écrivains qui font le procès des dictatures arabes, de leurs crimes et de la terreur qu’ils instaurent dans leurs sociétés.

Au pays des hommes raconte quelques journées particulières d’un petit garçon à Tripoli, durant l’été de l’année 1979. Comme à l’accoutumée, durant ces quelques jours, le papa est en voyage d’affaires et, comme d’habitude aussi, la maman tombe malade – d’une curieuse maladie durant laquelle elle devient méconnaissable, incontrôlable, nerveuse et où, dans des états seconds, elle se met systématiquement à raconter à son fils sa propre enfance et l’histoire de son mariage forcé à l’âge de quatorze ans. Comme tout cela n’est rapporté qu’à travers le regard de l’enfant, ce n’est que progressivement que l’on comprend que les voyages d’affaires du père ne sont en fait que des disparitions en vue de préparer une insurrection contre le régime de Kadhafi avant que, au cours de cette semaine funeste que raconte le roman, le père ne soit en réalité arrêté par la police politique. Et ce n’est que progressivement que l’on comprend aussi que la fameuse maladie de la mère n’est que l’effet de la surconsommation d’alcool, unique manière pour cette femme de résister à la tension et à la peur provoquées par les activités de son mari.

Le remarquable roman de Hisham Matar joue donc sur deux niveaux. Il est d’abord l’histoire de la terreur et de la répression policière vécues par les familles libyennes et surtout par les enfants, sous les yeux de qui tout se passe (surveillance permanente, fouilles des maisons, arrestations, tribunaux et exécutions télévisées en direct) sans que l’on cherche à les en protéger. En ce sens, le livre est d’une noirceur profonde et parfois insoutenable. Mais il est aussi d’une implacable force, par exemple lorsqu’il raconte la manière avec laquelle la police politique peut en arriver à utiliser et à manipuler les enfants pour les faire participer insidieusement, et sans qu’ils se rendent compte de la portée de leurs actes, à la perte de leurs propres parents. L’un des points culminants du roman est ainsi le moment où le narrateur, le petit Souleiman, se laisse embobiner par un membre des services de renseignements à qui, dans des circonstances terribles mais que le talent de Hisham Matar rend pareilles aux plus haletants des scénarios de romans à suspense, il finit par livrer ce qu’il sait, achevant de trahir innocemment son père et ses amis.

Mais Au pays des hommes n’est pas seulement une dénonciation de l’horreur à laquelle une dictature peut aboutir. Cela ne suffirait pas à lui donner cette puissance tout en le rendant si attachant. Le roman est en effet aussi l’histoire d’une enfance, celle d’un garçon de neuf ans qui souhaite une vie tranquille avec ses deux parents mais qui ne vit que les perturbations incompréhensibles qui bouleversent son monde familier, ce qui finit par lui rendre cet univers étranger et inquiétant. Et c’est pour rétablir l’ordre, pour retrouver la familiarité des choses qu’il agit si maladroitement et finit par causer tous ces dégâts. L’absence fréquente de son père ou son indisponibilité le poussent ainsi dans les bras du premier venu qui le met en confiance et lui parle avec amitié – même s’il s’agit du manipulateur par excellence, de l’affreux et sans scrupules agent des renseignements.

L’attitude du petit Souleiman est donc motivée par la recherche d’une figure de substitution possible à celle du père. Elle vient également du désir équivoque et inconscient de se venger de l’absence paternelle. Mais le petit garçon n’est pas confronté à ce seul problème. Car il se sent simultanément investi d’une mission épuisante, celle de soutenir sa mère dans son marasme, de la sauver de sa misère, d’être le chevalier qui guérira ses blessures, des blessures dues aussi bien au fait qu’elle a été brimée et mariée trop tôt, qu’à celui de devoir vivre en permanence dans l’angoisse à cause des activités de son mari. Si le roman de Hisham Matar revient sur le destin difficile des femmes dans les sociétés arabes, il décrit surtout, avec une grave beauté, les difficultés et les responsabilités que font peser les adultes sur les épaules fragiles de leurs enfants. Souleiman rêve de redevenir le petit garçon insouciant qu’il a le droit d’être alors qu’il est sans cesse contraint de se transformer en « grande personne » responsable de sa mère. Seule la présence de son père le délivre de ce fardeau de l’inversion des rôles. Mais le père est trop souvent occupé à ses affaires. Et même si ces dernières sont justement motivées par la lutte contre la barbarie et la dictature, le fils ne peut s’empêcher de s’en considérer, tout aussi justement, comme la victime, et son enfance gâchée comme un dommage collatéral. Ce qu’il aura ensuite bien du mal à pardonner.

© Denoël

BIBLIOGRAPHIE

Au pays des hommesde Hisham Matar, traduit de l’anglais par J. F. Guedj, Denoël, 2007, 329 p.

Source : http://lorientlitteraire.com/article_details.php?cid=14&nid=3412