Accident

Publié le 19 janvier 2011 par Maitremo

[ Pour tenter de me faire pardonner des histoires dures que je raconte parfois ici, en voici une autre, pourtant très dure elle aussi, mais d'une tout autre nature, et sans doute plus facile à lire(1) ... Encore que. C'est en tout cas aussi ce que peut permettre la Justice des Hommes, parfois. ]

Je suis intervenu dans cette affaire alors que j’étais tout jeune collaborateur, au sein d’un cabinet pratiquant plutôt le droit des affaires, et qui avait notamment comme cliente une chaîne très connue de magasins, c’est à ce titre que l’un des avocats associés qui étaient mes patrons avait eu à en connaître, puis me l’avait confiée : j’étais très jeune et inexpérimenté, et peu armé pour affronter les émotions intenses qui, parfois, naissent dans une audience…

L’un des cadres supérieurs de la société, effectuant à ce titre de nombreux déplacements à l’étranger, était revenu en pleine nuit d’un voyage d’affaires dans un pays de l’Est, son avion atterrissant à Bruxelles vers deux heures du matin : il lui restait ensuite une heure trente environ de voiture à effectuer pour rejoindre son domicile à Lille, où il travaillait également, et il avait réservé une grosse berline de location à cette fin.

Ni lui, ni personne, n’a  jamais su ce qui s’était passé exactement : il roulait sur l’autoroute belge, à la vitesse légale de 120 kilomètres-heures(2) ainsi que l’enquête l’établira, et sans avoir bu une goutte d’alcool, lorsqu’il avait brutalement perdu le contrôle de son véhicule, sans raison apparente, son souvenir de la scène étant que la voiture "déviait" soudain radicalement de sa trajectoire rectiligne, et fonçait vers le muret en béton séparant les voies de l’autoroute sans qu’il ne puisse la redresser.

Il percutait la séparation, mal conçue puisque ne stoppant pas le véhicule : il passait à travers, dans un choc d’une rare violence, et déboulait soudain de l’autre côté, à contre-sens, au moment et à l’endroit précis où une jeune femme bruxelloise arrivait en face, au volant, quant à elle, pour son malheur, d’une petite voiture : les deux engins se percutaient frontalement, de plein fouet…

Lorsque les secours dégageaient mon client de ce qui avait été une berline de luxe, dont il ne restait que deux mètres de tôle compressée, ils constataient, à leur grand étonnement, qu’il n’avait rien, pas une griffe. Ils ne pouvaient en revanche strictement rien faire pour la jeune fille, tuée sur le coup, et dont le corps était broyé dans les débris de sa voiture.

L’homme, en état de choc, se tenait là, debout, enveloppé dans la couverture de survie dont l’avaient par principe drapé les secours, et ne pouvait détacher son regard des deux restes de voitures encastrés, ni de la forme ensanglantée de la conductrice dont il venait de causer la mort.

L’enquête a été longue et fouillée, mais les causes précises de l’accident n’ont jamais pu être établies. Mon conducteur, profondément marqué, y participait activement, évidemment, tout en étant certain de ne pas s’être endormi, l’une des explications qui venait évidemment le plus facilement à l’esprit ; l’on sentait qu’il ne l’aurait pas nié, il était beaucoup trop bouleversé pour cela, mais simplement, il était certain que ce n’était pas arrivé, il n’était d’ailleurs pas réellement fatigué, ayant dormi dans l’avion et un peu avant le vol ; la chaussée sur laquelle il roulait était sèche, exempte de tache d’huile, aucun obstacle ne l’avait fait donner un coup de volant mal maîtrisé…

L’examen des restes de la voiture ne donnait rien, pour ce qu’il pouvait établir : aucune source possible de défaillance n’était détectée, elle était récente et de grande marque, les deux pneus restant, sur quatre, étaient neufs, un doute subsistant sur  ceux du train avant, tous deux éclatés dans le choc, mais peut-être l’un d’eux juste avant, sans qu’on ne puisse se prononcer, et mon client confirmait n’avoir rien constaté d’anormal pendant son début de parcours, ni entendu le moindre bruit suspect avant l’accident. Les traces examinées établissaient une tentative de freinage, une vitesse normale, l’unique témoin de la scène, qui roulait derrière  lui, et avait appelé les secours, confirmait que tout était normal et qu’il avait seulement vu la voiture dévier soudain et aller s’encastrer de l’autre côté en fracassant le muret de séparation, en deux secondes…

L’homme n’était sous l’emprise de rien lors de l’accident, et, âgé de quarante-cinq ans, marié et père de deux enfants, avait un passé sans taches, casier judiciaire vierge et bonus d’assurance maximum, tous ses proches et collègues de travail le connaissant comme un homme particulièrement sérieux et intègre.

La jeune fille, Johanna, avait vingt-quatre ans, était étudiante, et la fille unique d’un couple de commerçants bruxellois chez qui elle vivait encore,  pour peu de temps puisqu’elle devait se marier deux semaines plus tard -elle revenait chez elle cette nuit-là d’une soirée entre copines, lors de laquelle elle n’avait rien bu.

Celui que j’allais assister, lors du procès pour homicide involontaire qui allait se tenir devant une juridiction flamande, devant laquelle un confrère allait me servir d’interprète à la fois pour la langue elle-même et pour les nuances de procédure qui existaient entre nos deux pays, ne parvenait pas à se remettre d’avoir causé l’accident, et la mort de cette jeune femme.

Il avait d’abord cessé de travailler, puis avait voulu reprendre, mais il n’était plus tout à fait le même, était devenu silencieux et grave en permanence : la culpabilité le rongeait. Il avait fini par accepter un suivi psychologique, sans grand succès…

Il avait tenu, tout de suite après le drame, a écrire aux parents de la victime, une lettre poignante, où il expliquait, si faire se pouvait, à quel point ses regrets de l’accident étaient profonds et sincères, à quel point il aurait voulu ne jamais avoir été là à ce moment…

Mon correspondant flamand était charmant, mais je n’étais jamais parvenu à savoir si finalement, il avait bien traduit et transmis cette lettre aux avocats de la famille, il m’avait dit redouter qu’on ne la prenne pour une tentative de bien se présenter, éternel débat entre le prévenu monstre froid qui ne s’adresse pas aux victimes et celui qui, le faisant, passera peut-être pour un vil calculateur… En tout cas, aucune réponse ne nous était jamais parvenue, mais ça pouvait évidemment sembler normal.

Le temps avait passé, et notre client s’était totalement prêté aux besoins de l’enquête, bien sûr, et attendait maintenant l’audience,  très anxieusement : non pas tant par rapport à une sanction dont on pouvait supposer qu’elle serait, s’il y en avait une, clémente, non pas dans les affres des arguties juridiques débattues entre ses avocats et ceux des parties civiles, auxquels il laissait ça sans rien y comprendre ni s’y intéresser, mais par peur, terrible car empreinte de cette culpabilité qui ne pouvait jamais disparaître, de la confrontation physique qui aurait nécessairement lieu à l’audience avec la famille de la défunte : il ignorait totalement comment il allait pouvoir affronter leurs regards, et leurs mots…

Pendant nos rendez-vous successifs, et la préparation de l’audience, notamment, nos rapports ont toujours été courtois, mais jamais plus, jamais nous n’avons réellement approfondi cette curieuse relation qui unit, le temps d’une affaire, d’une période de vie, un avocat et son client, et qui dans l’idéal doit être si profonde… Avec le recul, et je pense aujourd’hui que j’étais trop jeune à l’époque pour parvenir à réellement "le rejoindre", et que ce serait plus facile dans doute maintenant, il m’apparaît que c’est à cause du décalage qui existait entre nos préoccupations respectives -et que c’était à moi de combler, ce que je n’ai pas appréhendé alors : le mien était la défense, forcément technique, de ses intérêts objectifs, et la relaxe, l’absence de faute avérée, le doute, que sais-je… Mais le sien était d’une toute autre importance, d’une toute autre ampleur, et il se moquait totalement d’être condamné ou pas : lui, profondément, ce qu’il espérait par dessus tout, c’était de pouvoir récupérer son âme -tout en sachant douloureusement que c’était impossible…
L’audience arriva.

Je n’en menais pas large non plus, de mon côté, parce que nous étions en terres flamandes, et que je ne comprenais rien sans mon confrère local à mes côtés, mais surtout parce que ces affaires -les homicides involontaires, sur la route ou lors d’accidents du travail,  notamment, même si je le savais encore peu- sont toujours particulièrement éprouvantes à soutenir en défense : l’argumentation est relativement déshumanisée, personne ne mettant en cause l’absence de volonté de donner la mort ; et technique, les débats portant le plus souvent sur l’existence de fautes, avérées ou pas, puis de leur causalité vis à vis du drame (et sur d’éventuelles chaînes de responsabilités ou d’exonération -le patron, le chef de poste, la machine et son concepteur, oui ou non l’arrêt d’urgence était suffisant, oui ou non des consignes écrites interdisaient de la manœuvrer comme ci ou comme ça… Voire, souvent, aussi sur l’éventuel comportement fautif de la victime, et bien d’autres choses encore de même nature…) , et vous la soutenez devant les proches d’une personne qui n’est plus là pour expliquer, qui sont plongés dans la douleur de son absence, et ne comprennent pas, comment le pourraient-ils, qu’on semble discuter les responsabilités…

Dans ces audiences, le droit heurte l’humain, presqu’obligatoirement.

C’était un petit tribunal, une salle d’audience classique et ancienne, aux rangées de sièges en bois, alignées de part et d’autre d’une vaste travée centrale, et qui commençait à se remplir des personnes concernées par toutes les affaires, de même type, audience spéciale, du jour, et de mes confrères belges, qui s’agitaient entre eux et leurs clients respectifs et s’échangeaient pièces et conclusions tardives, le tout dans un brouhaha d’autant plus confus pour moi qu’en flamand.

Je me tenais debout dans l’allée centrale, ne connaissant personne, et attendant mon client, ainsi que de pouvoir, avec mon correspondant local, qui lui aussi s’affairait et discutait avec d’autres confrères, me présenter aux membres du tribunal et à mes contradicteurs.

Mon client est entré, costume sombre et visage tendu à l’extrême, et est venu me saluer, livide et crispé, se tenant droit au prix d’efforts qu’on devinait intenses… J’essayais de le rassurer comme je le pouvais, discutant à voix basse, bientôt rejoint par mon confrère flamand, qui se présenta, et entrepris de ré-expliquer le déroulement de l’audience…

Et c’est à ce moment que ça arriva -je pense que les parents de la jeune victime et son fiancé, présents dans la salle eux aussi, étaient avec leur avocat, et que celui-ci leur avait désigné son confrère de la défense, et partant notre client, puisque personne ne s’était jamais vu auparavant…

Au moment même où les juges du tribunal entraient dans la salle, dans notre dos, mon correspondant dit "Attention" en regardant devant nous, au début de la travée, et en plaçant par réflexe sa main sur le bras de notre client.

Une dame, grande et fine, elle aussi habillée de noir, aux cheveux grisonnants, avec un beau visage mais dont les traits étaient crispés à ce moment, les yeux rougis, s’était levée, là-bas, et marchait maintenant, seule, vers nous, avec un petit cadre à la main.

D’instinct, mon confrère et moi nous placions, protecteurs, de part et d’autre de notre client, qui, raidi à l’extrême, lui faisait maintenant face.

Elle s’arrêta juste devant lui, et lui parla, d’une voix tremblante, mais claire, les yeux plantés dans les siens :

"Monsieur… Monsieur, je suis la maman de Johanna, la jeune fille qui… Je voulais vous dire… Monsieur, je voulais vous dire que, quoi qu’il arrive aujourd’hui… Ce n’est pas votre faute."

Elle prenait maintenant les mains de l’homme, anéanti, qui avait tué sa fille, dans les siennes, et poursuivait, tandis que mes larmes montaient et que d’autres ruisselaient enfin sur le visage de celui que je défendais :

"Nous avons, ma famille et moi, vu tout le dossier. Nous avons lu votre lettre. Nous sommes croyants. L’accident… Ce n’est pas votre faute, ça pouvait arriver n’importe comment. Ça devait sans doute arriver cette nuit là, et vous êtes impliqué. Mais nous avons discuté, beaucoup, et nous ne voulons pas qu’une deuxième vie soit brisée : vous n’y êtes pour rien. C’est le hasard, le destin… On voit bien, votre visage… Notre Johanna n’aurait pas voulu que…"

Elle aussi pleurait à présent, et n’a pas pu continuer. Elle a enlacé l’homme, qui, tête penchée sur son épaule, bouleversé, a seulement pu balbutier : "merci".

Après ce qui m’a semblé un très long moment, probablement quelques secondes, dans un silence ému de toute la salle, ils se sont désunis, et la mère a tendu le cadre qu’elle tenait toujours : "J’ai amené une photo de notre fille. Je ne sais pas si… Mais si vous voulez…"

Il a seulement répondu : "Je voudrais… Mais je ne peux pas… Je suis désolé…"

Elle a conservé son pâle sourire : "Oui, je comprends… Nous avions hésité, peu importe… Souvenez-vous toujours, en tout cas : ce n’est pas votre faute. Vous… Vous avez notre pardon."

Et elle est repartie à sa place, doucement, s’asseoir à côté de son mari et des autres proches, en se disant, je l’espère de tout cœur,  qu’elle venait de sauver une vie, un homme, et sa famille à lui…

Le procès a eu lieu, quelques heures plus tard. Mais ça n’avait vraiment plus aucune importance.Recent Posts:

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  1. Elle le sera également parce que ce texte est court, pour une fois...
  2. Merci aux commentateurs qui ont rectifié mon erreur, j’avais écrit 130…